A bientôt j'espère

(To Chris M.)

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mercredi 8 août 2018

Le plus beau packaging DVD du monde


Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse dit-on. 

Aussi féru des supports DVD-Blu-ray (on n’a jamais trouvé mieux pour visionner des films en dehors du cinéma), les packagings vidéo sont rarement du meilleur effet. Une bibliothèque de livres, c’est beau ; une étagère de DVD, cela donne un quadrillage chamarré hideux. Oui, il y a bien des éditions ornées de belles jaquettes. Criterion par exemple, et quelques autres essaient de rendre leurs visuels artistiques tout en étant sobres. Mais tous, Criterion y compris, respectent en général le format standard du dvd ou du blu-ray. Quels sont les éditeurs qui réussissent à utiliser pour variante le format ou la matière de la boite tout en arrivant à un résultat heureux ? On n’en voit pas. Entre les packagings trop grands et inrangeables et les tentatives de diversifier les matériaux  aboutissant à des résultats de série tout à fait quelconques (les fameux SteelBook par exemple), rares sont les éditeurs donnant l’impression que le chef de produit a compris le film sur lequel il travaillait et lui donnait une forme reflétant son contenu.

Et voilà que vient de sortir le plus beau packaging dvd qu’on ait vu de notre vie - n'ayons pas peur des superlatifs. Il est français, il ne paye pas de mine, il a été conçu par un petit éditeur, Les mutins de Pangée, éditeur spécialisé dans les documentaires tendance « luttes sociales ». Il s’agit de la première édition dvd au monde de Si j’avais 4 dromadaires de Chris Marker.

Cet étonnant film de montage réalisé en 1966 marque la fin de la période « voyage » de Marker et se présente comme une somme. Il s’agit d’une compilation de 800 photos prises par Marker dans 26 pays au cours des quinze années précédentes. Ces photos sont commentées par leur photographe ("amateur" est-il précisé, incarné vocalement par Pierre Vaneck) et deux amis (Nicolas Yumatov et Catherine Le Couey). Le texte a évidemment été écrit à l’avance par le cinéaste qui nous offre là une sorte de pièce de théâtre radiophonique (ou un commentaire audio avant l’heure). Maître de la sophistication, Marker mêle en plus sur la bande son des impros du saxophoniste Barney Wilen  à des pièces expérimentales de la compositrice chinoise Lalan. Film extraordinaire par sa richesse faisant qu’on peut le regarder pour ses photos, pour son texte, pour son tissu sonore, mais qu’il est difficile de faire tout cela à la fois. Un film qui se revoit, plus qu’il ne se voit.

Revenons en à l’objet lui même. Le disque DVD comporte pour sérigraphie la spirale du diaphragme d’un appareil photo Rolleifleix (un détail de la première photo du film).  Il est placé dans une petite boite carrée, de la taille du disque. Un couvercle cartonné vient fermer la boite. Sur ce couvercle est écrit le titre du film et le nom de son réalisateur, visiblement grâce à un marquage à chaud permettant une gravure élégante et précise de la boite. Une embrasure est faite à même le couvercle pour découvrir l’intérieur du packaging. Dans la boite vient s’insérer un dépliant de quatorze pages sur un papier au grammage conséquent. De chaque côté, sept photos extraites des clichés présentés dans le film, choisies avec goût. C’est la photo de son choix de l’accordéon qui apparaît donc dans l’ouverture.

Point de livret de 200 pages en accompagnement ou de bonus de folie, cette édition modeste ne propose "que" le film dans un écrin soigné et classieux, ce qui est totalement dans la lignée des volontés de Chris Marker pour qui les œuvres devaient se suffire. Une édition petite par sa taille mais grande par son esprit






***

Rendons à César ce qui lui appartient. Après renseignement auprès de l'éditeur, celui-ci nous a communiqué le générique de ce packaging : "L’idée vient d’Olivier Azam (réalisateur dernièrement du film La Cigale, le corbeau et les poulets , la conception est de Pascal Boucher (réalisateur de Bernard, ni dieu ni chaussettes) et l’objet a été fabriqué avec grand soin par la société MPO !" Merci à Laure Guillot pour ces infos.



dimanche 29 juillet 2018

Top Chris Marker

n



1. Sans soleil
2. La jetée
3. Le tombeau d’Alexandre
4. Level 5
5. Si j’avais 4 dromadaires
6. Commentaires 1 et 2 
7. Le souvenir d’un avenir (avec Yannick Bellon) 
8. Immemory
9. Coréennes
10. L’héritage de la chouette
11. Une journée d’Andrei Arsenevitch
12. Le dépays
13. Le coeur net
14. Le fonds de l’air est rouge
15. Description d’un combat
16. Le joli mai
17. Les statues meurent aussi
18. Lettres de Sibérie
19. Staring Back
20. Dimanche à Pekin
21. 2084
22. Regards sur Olympia 52 [de Julien Farraut]
23. Junkopia
24. Chats perchés
25. Casque bleu
26. La 6ème face du Pentagone (avec François Reichenbach)
27. Cuba si !
28. Le mystère Koumiko
29. La solitude du chanteur de fond
30. L’ambassade
31. Getting away with it
32. Mémoire pour Simone
33. Berliner Ballade
34. Passengers
35. Giraudoux par lui même
36. A.K.
37. Le 20 h dans les camps
38. A bientôt j’espère (avec Mario Marret)
39. Un maire au Kosovo

Non classés car trop volatiles : e-Clip-se, Leila attacks, Video Haïku, Slon tango, An Owl is an Owl is an Owl, Zoo piece, Chat écoutant de la musique, Bullfight in Okinawa,Théorie des ensembles, Tokyo days

Non classés parce que visiblement plus dus au co-réalisateur qu'à Marker (quoique) : Vive la baleine !, La renfermée la Corse

mardi 29 mars 2016

Dans la ville de Sylvia de José Luis Guerin


 

Dans la ville de Sylvia (2007) est éclairé par  la talentueuse directrice de la photographie Natasha Braier, à qui l’on doit la lumière subtile et impressionniste de The Rover de David Michôd. La jeune femme a aussi éclairé Casse-tête chinois de Cédric Klapish et prochainement, The Neon Demon de Nicolas Winding Refn. Une filmographie éclectique, souvent au service de cinéastes aux choix esthétiques forts  (même Klapish dont Casse-tête chinois est sans doute son film les plus sophistiqué en terme de lumière).
Que le cinéaste espagnol qu’on qualifiera de minimaliste José Luis Guerin l’ait choisi pour son chef d’œuvre tourné dans les rues de Strasbourg n’est finalement pas étonnant. Car si Dans la ville de Sylvia semble être un film d’auteur décharné (presque pas de dialogues, pas d’histoire : juste un étudiant qui suit dans les rues une jeune femme), la mise en scène fait feu de tout bois : jeunes filles filmées obsessionnellement comme si elles étaient des héroïnes de tableaux de la Renaissance (plus d’une fois, on pense à la série de photos Passengers de Chris Marker, qui captait des visages dans le métro parisien et mettait en vis-à-vis sur certaines d’entre elles une peinture classique ), le film passe ainsi dans son ouverture 20 minutes à scruter des visages de jeunes filles assises à la terrasse d’un café comme si, à l’image de son héros étudiant qui les dessine sur son carnet, il ne savait pas trop laquelle choisir devant tant de beautés qui s’offrent à son regard. Filature avec des plans au ras du bitume dans les rues strasbourgeoises comme une réminiscence amplifié du Vertigo d’Hitchcock  (le héros croit reconnaitre Sylvia, une femme qu’il a connu dans le passé), reflets de visages sur des rames de métro qui passent et repassent devant notre héros fébrile. Même les figurants sont très voyants : pas un plan qui ne montre des passants entrer ou sortir du champ, passants dont on entend très distinctement les bruits de pas. Les affiches publicitaires qu'on voit parfois ont peut être même été conçues pour ce film.  Il y a une tension très forte entre ce réalisme apparent et cette façon d’en faire surgir des icônes. Chef d'oeuvre du cinéma de déambulation, Dans la ville de Sylvia est pourtant toujours parcouru d'une tension constante maintenue par une caméra toujours à l'affût de la beauté. Natasha Braier n'est sans doute étrangère à cette réussite.


Natasha Braier, une dirctrice de la photo venue d'Argentique, euh, Argentine.



PS : il existe une version alternative intitulée Quelques photos dans la ville de Sylvia, sorte de document de préparation au tournage entièrement constitué de clichés, dont la forme rappelle évidemment La Jetée.

PS 2: la fille que recherche le héros s'appelle SYLVIE (il écrit même son nom sur un cahier). qui est donc la Sylvia du titre ? 



Chris Marker, photo tirée de Passengers

lundi 10 mars 2014

Chris Marker vu par Kim Chapiron





Entretien avec Kim Chapiron. Le voisin.

Fondateur avec Romain Gavras du collectif mal élevé Kourtrajmé, il a depuis réalisé le délirant Sheitan et le puissant Dog Pound. En 2014 sortira son nouveau film, La crème de la crème.
En 1986, j’avais six ans, j’ai emménagé dans un immeuble à Paris avec mes parents, et Chris Marker habitait là, au premier étage. Avant de connaître ses films, je l’ai donc connu comme un voisin, un voisin collectionneur de hiboux et de chats. C’était un personnage de l’immeuble.
En grandissant, il est devenu un guide incroyable. J’allais souvent chez lui avec Romain [Gavras] lui emprunter des cassettes, notamment de films fantastiques. Je l’ai rencontré souvent dans les années 90, à l’époque où est sortie Level 5. Moi j’essayais de comprendre le film, avec mes armes de jeune garçon.
Avec Romain, nous avons commencé à tourner des courts métrages et nous lui montrions. Il était exigeant mais encourageant. Par contre, il nous renvoyait à la figure nos courts-métrages violents ou préférait ne rien dire. Il était plus sensible à ceux avec de l’humour. Mais il était toujours bienveillant malgré nos provocations, bienveillant comme le sont ses films.  Je m’en souviens comme d’une très belle période. Il était ouvert à la discussion, on pouvait rester des heures chez lui à parler. Il était d’une culture impressionnante, avec beaucoup de références que souvent nous ne connaissions pas. Une montagne de savoir mais il faisait passer les choses en douceur, avec le souci d’apprendre. Et nous avions ce désir d’apprendre. Nous étions très impressionnés et je me souviens qu’avant de se rendre lui, nous savions que nous allions passer un moment privilégié.
Le film de lui qui m’a le plus marqué fut Le fonds de l’air est rouge. Ce traitement des couleurs, cette façon d’analyser l’information, ne jamais figer les images. Depuis, dans tous mes films, je case une scène où les personnages regardent ce film. Ce sera d’ailleurs le cas dans le prochain.
Une chose qui m’a marqué dans ce qu’il m’a dit c’est ce que si on mettait des choses très personnelles dans ses œuvres, on touche forcément des gens. Un détail, insignifiant pour la plupart du monde, trouverait un jour une résonnance auprès d’un spectateur.
C’est très bien qu’avec cette exposition et ses sorties DVD les gens découvrent ses œuvres. Moi-même je n’ai pas tout vu. On est  à l’heure où on met les artistes en avant, parfois plus que leurs créations. Chris a toujours voulu se protéger de cela, même s’il avait un rapport ludique avec son œuvre.

vendredi 7 mars 2014

Chris Marker vu par Yves Angelo



Mémoire pour Simone

Deuxième entretien. Cette fois ci c'est Yves Angelo qui évoque Chris Marker (version intégrale de l'entretien paru sur Premiere.fr).


Entretien avec Yves Angelo, directeur de la photo, réalisateur. 
Il a travaillé en tant que directeur de la photo avec Chris Marker sur Mémoire pour Simone son film hommage à Simone Signoret et le clip d'Electronic Getting Away with it.

Quand avez découvert les films de Chris Marker ?
Dans les écoles de cinéma, La Jetée était un film incontournable. J’ai étudié ce film lorsque j’étais à l’école Louis Lumière, plan par plan. Chris Marker représentait un cinéaste important, avec un vrai regard. La Jetée c’était une façon différente de faire du cinéma, différente de qu’on nous apprend à faire. Jouer avec le matériau. Quelle sensation peut provoquer une image. Son regard dépassait la simple histoire. Il la transcendait. Grâce à son regard, il transcendait le côté inanimé. Il le rendait mouvant. Comme un peintre. Il y a quelque chose qui était de l’ordre de l’aimantation. Comme quand on est devant une toile, qu’on peut aimer sans forcément comprendre ou comme un poème qu’on peut aimer sans forcément percevoir le sens. Je ne connaissais pas de camarades cinéphiles qui ne s’intéressent pas à son travail. Je crains qu’aujourd’hui dans la jeune génération, ses films soient moins connus. J’ai suivi toutes les sorties de ses films, Sans Soleil, A.K.
 
Quand l’avez-vous rencontré ?
Je l’ai rencontré en 1984, grâce à Pierre Lhomme qui m’avait recommandé à lui. C’était pour son documentaire consacré à Simone Signoret, Mémoire pour Simone. Chris Marker était un homme complexe. Mais j’étais à l’aise avec lui. Il parlait peu, s’exprimait sur le plateau en métaphore. Il vous amenait à être créateur à sa demande. J’ai été émerveillé par le travail avec lui. Rien de hiérarchique dans les rapports. Il vous laissait un espace de liberté alors que j’étais jeune et novice. D’apparence il était froid, fort, rugueux. Mais ce n’était pas handicapant, il donnait envie de servir sa pensée.
Pour ce documentaire, je me souviens qu’il voulait un plan où la caméra devait suivre un fil de téléphone pendant qu’il avait choisi pour la bande son un extrait sonore d’un de des films de Simone Signoret. Le plan devait être long car l’extrait était conséquent. Je me demandais à quoi devait ressembler le fil du téléphone pour que le mouvement dure assez longtemps. Devait-il être droit ? torsadé ? Sinusoïdale ? A quel moment ?  Il m’a dit « Sentez la voix à travers ce fil ». Il ne voulait lui-même mettre en place le fil, le « mettre en scène ». Il m’a laissé imaginer comment il devait être en fonction de la voix. J’ai donc adapté le plan à sa demande mais il m’a laissé une totale liberté pour le mettre en place. 

Contrôlait-il le plan ainsi mis en place ?
Non, Il ne regardait jamais le cadre dans l’œilleton de la caméra. Il me disait « on va filmer ces bobines de films ». Mais il ne me disait pas si ce devait être un plan large ou serré, quel objectif je devais utiliser. Il me laissait choisir alors que j’étais un inconnu pour lui. Ce genre de situation peut être intimidant. On peut avoir peur de mal faire et craindre que le réalisateur soit déçu quand il verra les rushes. Mais pas avec Chris Marker. 

Vous avez ensuite tourner avec lui le clip Getting Away with it d’Electronic (composé de Bernard Summer de New Order et Johnny Marr des Smiths)…
Le tournage de ce clip s’est déroulé de la même façon. Nous étions à Londres où nous filmions le groupe en train de jouer. Il ne me disait pas quel plan faire et je me retrouvais pourtant à faire un plan que je n’aurais jamais imaginé seul. Il diffusait l’envie et l’intérêt de faire. Ça m’a beaucoup marqué. Pour lui l’important n’était pas de faire mais de chercher. Souvent au cinéma on fait l’inverse, il faut absolument faire tout de suite.
Je me souviens qu’il voulait que des feuilles d’arbre tombent dans le studio au ralenti. Je lui demandais « la caméra doit-elle suivre les feuilles ? Les laisse-t-on sortir du champ ? » Il m’a répondu « Je ne sais pas comment les feuilles vont tomber, alors faites ce que vous pouvez ». Il ne contrôlait pas. Les maladresses, le hasard  faisaient partie du travail. Il ne cherchait pas à montrer c'est-à-dire décrire. Tout avait un sens à condition que le regard soit juste.
Pour ce clip, nous avons aussi tourné des scènes en forêt non loin de Paris. Dans la forêt il ne cherchait pas des plans, et encore moins LE plan, mais des ambiances. Il disait en montrant un endroit « là c’est bien . Il vous permettait d’accéder à un espace supérieur au vôtre. Il était d’un magnétisme que je n’ai jamais rencontré ailleurs.
C’est drôle qu’il aimait autant Akira Kurosawa, c’était vraiment un des cinéastes qu’il admirait le plus, il avait une admiration totale pour lui. Mais la méthode de Kurosawa était à l’opposé de celle de Marker.

A quoi ressemblait l’équipe de tournage ?
Pour le clip, il y avait un assistant, un électricien et moi, et c’est tout. Chris Marker aimait faire des choses dans son coin avec des équipes petites. Il détestait le bruit. Sur le plateau il ne fallait pas parler. Tout se résolvait simplement pourtant. 

Etait-il directif malgré tout ?
Il était peu directif dans ses indications mais il était directif dans sa façon d’être. C’est dans cette imprécision qu’il vous guidait. Le rapport oratoire était faible. J’ai passé des jours avec lui à Londres ou ailleurs, il parlait à peine, il fallait faire la conversation. Mais ce n’était pas gênant, il ne mettait pas mal à l’aise. Ce mutisme faisait partie du personnage.
Il était précis dans l’expression de sa demande, mais vous laissait l’exprimer techniquement. Tout juste suggérait-il parfois de mettre la caméra à tel ou tel endroit.
Pour lui la caméra n’est pas un objet sacret. Tout partait du regard. Pour lui la caméra était le dernier objet sur le plateau, elle ne vaut rien en tant que tel. Au cinéma, la caméra est sacralisée. Tout le travail s’organise autour d’elle. Avec lui, la caméra arrivait en toute fin. 

Parlez-nous du personnage…
C’était un solitaire. Il ne s’intéressait pas au succès ou à l’insuccès. Il était dans le plaisir de faire, pas dans le paraitre. Il se moquait de ce qu’on pensait de lui sans jamais avoir l‘air hautain pour autant. Tout cinéaste doit rêver d’avoir une telle liberté. Mais il était très sévère avec lui-même.

jeudi 6 mars 2014

Chris Marker vu par Yves Simon





A l'occasion de la rétrospective Chris Marker à Beaubourg, cinq entretiens réalisés avec cinq personnalités  pour évoquer Chris Marker (initialement paru sur premiere.fr). Premier volet avec Yves Simon, dans sa version intégrale.

Merci à lui




Yves Simon. L’ami. 

Chanteur, notamment de la célèbre chanson du film Diabolo Menthe de Diane Kurys, romancier, féru de cinéma, Yves Simon a côtoyé Chris Marker de la place Dauphine à Paris à Shinjuku au Japon. 

"Lorsque j’ai vu La Jetée ce fut un choc. J’avais 20 ans, j’étais en classe préparatoire pour préparer le concours d’entrée de l’école de cinéma L’IDHEC. Il y avait un ciné-club au lycée Voltaire où j’étudiais. Donc voir ce film fut un choc pour moi mais aussi pour tous les gens qui assistaient à cette projection. Le film a un côté assez immédiat, on se dit même que ça a l’air facile à faire, un film uniquement constitué de photo (à une exception prêt). Mais on n’en perce jamais le mystère. Chris m’avait offert le livre tiré du film il y a quelques années. J’ai beau lire et relire le texte, à chaque fois je me demande où est la faille, quand le film bascule… C’est un des films les plus importants du 20e siècle, une œuvre forte comme on n’en rencontre qu’une fois tous les vingt ans.
J’ai  suivi les sorties de ses films. J’ai adoré Sans Soleil, avec cette écriture où l’on dit « Tu m’écrivais ». Ca donne un mystère très attachant.
Il adorait les chats, il est venu chez moi photographier un chat dessiné par M. Chat qui était sur un mur en face.
Il m’envoyait, ainsi qu’à une dizaine d’autres personnes des images faisant intervenir son avatar, Guillaume-en-Egypte, commentant l’actualité. Mais avant l’Internet, il le faisait déjà par fax. J’ai des piles de fax de lui de ce genre.
Nous nous sommes beaucoup retrouvés autour du Japon. J’ai fait 35 voyages là bas, et deux fois nous nous sommes vus à Tokyo. Nous nous promenions la nuit dans la ville, nous adorions Shinjuku, cet espace protégé au sein de Golden Gai, plein de bars sur un étage. C’est là que se trouve La Jetée, un bar tenu par Tomoyo  Kawai , une cinéphile japonaise férue des films de la Nouvelle Vague. Là bas on pouvait croiser Wim Wenders, qui a d’ailleurs tourné son documentaire Tokyo Ga dans lequel il y a une scène où il essaie de filmer Chris. La tradition était de venir avec une bouteille de whiskey et de la déposer avec un mot écrit au feutre. Lorsqu’une personne venait boire ensuite cette bouteille elle laissait à son tour un mot.
Un jour je reçois une carte du Japon signée Chris / Wim / Francis. A son retour, je lui dis que je sais qui est Wim(Wenders) mais je lui demande qui est « Francis ». Il me répond « Coppola ! ».Il était admiré de beaucoup de cinéastes.
Tomoyo  venait une fois par an en France pour le Festival de Cannes et nous nous retrouvions avec elle et d’autres amies japonaises communes. Je voulais le prendre en photo avec elles mais il ne voulait pas. Chris a écrit un livre magnifique sur le Japon, le Dépays, comprenant des photos et un très beau texte.
Chris a un talent d’écriture incroyable. Dans Sans Soleil, on entend cette phrase qui m’avait beaucoup marqué : « Saviez-vous qu’il y a des émeus en Ile-de-France ? ». C’est tout Chris ce genre de phrase.
Je l’ai rencontré parce que j’habite Place Dauphine, et qu’il a longtemps habité là. Comme il était désargenté, il était logé par ses amis Simone Signoret et Yves Montand (il avait rencontré Simone Signoret au lycée à Neuilly), au 15 de la place, le couple lui prêtait quatre chambres de bonnes rassemblées là où ils habitaient. Je connaissais Simone Signoret et je l’ai rencontré par son intermédiaire. Après il est parti habiter dans le 20e Arrondissement, mais il avait gardé sa banque, la BNP, place Dauphine. Il y venait tous les mardis. Donc on retrouvait souvent à ce moment pour discuter.
Quand Simone est morte, j’étais avec Chris, je lui ai demandé comment ça allait, il m’a répondu « Je bétonne ».
Je voulais écrire un livre en 1983, Océans, où j’évoquais les années 60 et mon adolescence. Mais il y avait peu de documentation sur l’époque. J’ai demandé à Chris s’il n’avait pas des documents et il m’a dit qu’il avait justement une collection complète de Paris Match de cette décennie. Ca pesait  au moins 50 kgs ! Il avait acheté cette collection pour Pierre Goldman lorsqu’il était en prison [Pierre Goldman était un intellectuel d’extrême gauche, condamné pour des braquages, et assassiné mystérieusement] , mais Goldman est mort, et il n’a jamais pu lui donner. Ce que Chris ne savait pas, c’est que Pierre Goldman apparaissait dans mon livre à travers un personnage que j’avais appelé Schatzberg. J’offre mon livre à Chris, il ne savait pas pour Goldman. C’est là qu’il m’a dit « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des miracles ».
Il portait une tenue, non pas militaire –il était trop anti militariste pour cela -mais plutôt de baroudeur, une veste kaki. Il avait le crane rasé, un visage très mince, ascétique. Il mangeait peu et buvait du thé. J’ai écrit le personnage de Lou Stalker dans mon roman Le voyageur magnifique en pensant à lui. Stalker c’est évidemment un hommage à Tarkovski qu’il vénérait (moi moins !) autant qu’Akira Kurosawa. Mais je ne lui ai pas dit que j’avais écrit ce personnage en pensant à lui, je savais qu’il n’aimait pas sa propre image.
Je lui ai toujours envoyé mes romans et mes disques. Sur les romans, il me faisait des commentaires attentifs, c’était un très bon lecteur. Mais pas sur les disques. Il m’avait dit qu’il aimait beaucoup « Les merveilles de Juliet », parce que ça parlait de cinéma, mais je ne crois pas qu’il aimait beaucoup les chansons de façon générale. Il préférait la musique classique ou les musiques de film.
Il a fait une exposition Passengers de photos prises secrètement dans le métro parisien. Mais j’avais déjà reçu toutes les photos au fur et à mesure qu’ils les prenaient (le projet s’intitulait alors « Metroscop »). C’était un homme d‘une culture immense mais il partageait toujours son savoir.
Quand il est décédé, je n’imaginais pas que sa disparition aurait un tel retentissement. J’ai lu  des articles érudits le concernant. Je n’imaginais pas cela. Quand je le mentionnais dans des entretiens, j’avais souvent l’impression qu’on ne voyait pas de qui je parlais.
Ce fut une chance immense pour moi de l’avoir connu".



mercredi 11 septembre 2013

Lettre de Chris Marker à Alain Cuny (A propos de L'annonce faite à Marie)


Alain Cuny dans son film


Reproduction de la lettre de Chris Marker à Alain Cuny, écrite après la vision de L'annonce faite à Marie, le seul film mis en scène par le comédien.

LETTRE DE CHRIS MARKER
A ALAIN CUNY

Cher Alain,

Giraudoux écrive qu'on jugeait une pièce (ou un film) à la façon dont on se réveillait le lendemain matin. De ce point de vue, l'expérience est concluante. Mais en fait elle a commencé dès hier soir quand nous sommes rentrés. Depuis combien de temps n'avais-je pas éprouvé cette espèce d'allégresse physique qui surgit quand quelque chose a bougé en vous pendant le temps d'une projection ? Et combien de films ai-je vus ces dernières années, dont je sortais en égrenant une espèce d'examen comptable: oui, le metteur en scène avait du talent, oui, les acteurs étaient excellents, oui, l'image était bien. Oui l'histoire était intéressante… Et puis ? Et puis rien. Rien n'avait bougé. J’avais vu un film,voilà tout, et il s'enfonçait déjà dans les marécages de l'oubli. Je savais qu'en amont de toutes les critiques de tous les compliments, il y aurait dû y avoir cet ébranlement initial, cette prise de possession par un autre à quoi dans ma jeunesse je reconnaissais les œuvres qui me marqueraient pour la vie l'accusais l'âge, la sclérose de l'enthousiasme, la saturation de la télé... Voyez si je peux vous être reconnaissant de m'avoir rendu d’un coup la joie d'une soirée, et ce goût d'éternité que je savourais quelquefois à la sortie d'un théâtre ou d’un cinéma dans les temps lointains où nous nous étions déjà rencontrés... Que vous soyez arrivé du premier coup à l'essentiel, que vous ayez (j’en suis sûr, d'instinct plus que de méditation) trouvé la distance juste, parfaite, avec un texte qui est posé sur le  film comme un fil-de-ferriste (un pas de côté, c'est la  chute), que vous ayez en somme inventé la seule mode faire vivre et écouter ces personnages dans l'univers piégé du cinématographe, c'est de l'ordre du miracle. Comme est miraculeuse cette voix de Violaine. Là nous sommes à des années-lumière du "bien dit" ou du "bien joué". Nous sommes dans la vérité intérieure, dans cette adéquation totale de la voix avec sa parole que seule quelque fois la musique est capable de construire il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que jamais un texte n'a été servi avec autant de droiture, de rayonnante humilité. L' humilité ! Pas une qualité qui déborde dans notre beau métier... Ici elle sous-tend toute l'entreprise, elle donne son véritable contrepoids à la grandeur. Jamais la beauté de l'image (et Dieu sait qu'elle est belle) ne s'exerce aux dépens du texte. Costumes, décor, musique, tout est à sa bonne distance, rien ne cherche à briller pour soi tout seul, et cette métaphore la cathédrale qui embrasse toute la pièce, la voilà qui s’incarne dans le film, lui-même, comme une mise en abîme, mais un abîme qui s'ouvre vers le haut.

Je viens de me relire, et ces mots me paraissent vains et vides. Ce qu'il faudrait que je vous communique, c'est ce par quoi je commençais, cet état de bien-être physique qui défie le commentaire (l'anglais a un mot pour ça, intraduisible, exhilaration). Quand nous sommes sortis de la Vidéothèque, avec mon amie Catherine, nous respirions mieux, nous respirions plus haut. J'ai rencontré un ami qui m'a fait part de angoisses sur le sort de la Russie, que je partage d'autant plus que j'ai du sang russe et que je travaille actuellement sur cette tragédie-là. A ma surprise, je me suis entendu lui répondre d'une façon totalement différente du sombre constat que normalement j'aurais dû exprimer. Je parlais avec plus de force, avec plus (si le mot ne devenait pas un peu comique, s'agissant de moi) de sagesse… Et tout d’un coup j’ai réalisé que je ne lui parlais pas depuis le sous-sol des Halles, depuis Paris-France, je lui parlais depuis le film. Vous m'aviez prêté pour un instant une plate-forme de grandeur d'où je voyais toutes choses comme nous devrions toujours les voir, si nous avions cette force et cette sagesse. Les poètes sont faits pour créer ces moments-là, d’emprunt d’une force qui n'est pas à nous. Le poète Claudel et le  poète Cuny se sont unis pour qu'hier soir, un tel moment ait lieu. C'est un cadeau qui ne s'oublie pas.



A vous, fidèlement,

Chris Marker (1991)