Alain Cuny dans son film |
LETTRE DE CHRIS MARKER
A ALAIN CUNY
Cher Alain,
Giraudoux écrive qu'on jugeait une pièce (ou un film) à la façon dont on se réveillait le lendemain matin. De ce point de vue, l'expérience est concluante. Mais en fait elle a commencé dès hier soir quand nous sommes rentrés. Depuis combien de temps n'avais-je pas éprouvé cette espèce d'allégresse physique qui surgit quand quelque chose a bougé en vous pendant le temps d'une projection ? Et combien de films ai-je vus ces dernières années, dont je sortais en égrenant une espèce d'examen comptable: oui, le metteur en scène avait du talent, oui, les acteurs étaient excellents, oui, l'image était bien. Oui l'histoire était intéressante… Et puis ? Et puis rien. Rien n'avait bougé. J’avais vu un film,voilà tout, et il s'enfonçait déjà dans les marécages de l'oubli. Je savais qu'en amont de toutes les critiques de tous les compliments, il y aurait dû y avoir cet ébranlement initial, cette prise de possession par un autre à quoi dans ma jeunesse je reconnaissais les œuvres qui me marqueraient pour la vie l'accusais l'âge, la sclérose de l'enthousiasme, la saturation de la télé... Voyez si je peux vous être reconnaissant de m'avoir rendu d’un coup la joie d'une soirée, et ce goût d'éternité que je savourais quelquefois à la sortie d'un théâtre ou d’un cinéma dans les temps lointains où nous nous étions déjà rencontrés... Que vous soyez arrivé du premier coup à l'essentiel, que vous ayez (j’en suis sûr, d'instinct plus que de méditation) trouvé la distance juste, parfaite, avec un texte qui est posé sur le film comme un fil-de-ferriste (un pas de côté, c'est la chute), que vous ayez en somme inventé la seule mode faire vivre et écouter ces personnages dans l'univers piégé du cinématographe, c'est de l'ordre du miracle. Comme est miraculeuse cette voix de Violaine. Là nous sommes à des années-lumière du "bien dit" ou du "bien joué". Nous sommes dans la vérité intérieure, dans cette adéquation totale de la voix avec sa parole que seule quelque fois la musique est capable de construire il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que jamais un texte n'a été servi avec autant de droiture, de rayonnante humilité. L' humilité ! Pas une qualité qui déborde dans notre beau métier... Ici elle sous-tend toute l'entreprise, elle donne son véritable contrepoids à la grandeur. Jamais la beauté de l'image (et Dieu sait qu'elle est belle) ne s'exerce aux dépens du texte. Costumes, décor, musique, tout est à sa bonne distance, rien ne cherche à briller pour soi tout seul, et cette métaphore la cathédrale qui embrasse toute la pièce, la voilà qui s’incarne dans le film, lui-même, comme une mise en abîme, mais un abîme qui s'ouvre vers le haut.
Je viens de me relire, et ces mots me paraissent vains et vides. Ce qu'il faudrait que je vous communique, c'est ce par quoi je commençais, cet état de bien-être physique qui défie le commentaire (l'anglais a un mot pour ça, intraduisible, exhilaration). Quand nous sommes sortis de la Vidéothèque, avec mon amie Catherine, nous respirions mieux, nous respirions plus haut. J'ai rencontré un ami qui m'a fait part de angoisses sur le sort de la Russie, que je partage d'autant plus que j'ai du sang russe et que je travaille actuellement sur cette tragédie-là. A ma surprise, je me suis entendu lui répondre d'une façon totalement différente du sombre constat que normalement j'aurais dû exprimer. Je parlais avec plus de force, avec plus (si le mot ne devenait pas un peu comique, s'agissant de moi) de sagesse… Et tout d’un coup j’ai réalisé que je ne lui parlais pas depuis le sous-sol des Halles, depuis Paris-France, je lui parlais depuis le film. Vous m'aviez prêté pour un instant une plate-forme de grandeur d'où je voyais toutes choses comme nous devrions toujours les voir, si nous avions cette force et cette sagesse. Les poètes sont faits pour créer ces moments-là, d’emprunt d’une force qui n'est pas à nous. Le poète Claudel et le poète Cuny se sont unis pour qu'hier soir, un tel moment ait lieu. C'est un cadeau qui ne s'oublie pas.
A vous, fidèlement,
Chris Marker (1991)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire