En 2015, la sortie de Sicario fit l’effet d’une déflagration dans le monde du cinéma d’action, pour au moins deux raisons.
Déjà, il a marqué la naissance d’un scénariste génial, Taylor Sheridan, qui allait devenir le grand conteur de notre temps (les séries Yellowstone, 1883). C’est son premier scénario porté à l’écran. L’ancien acteur, vu dans la série Sons of Anarchy, tisse une histoire d’affrontement entre forces de l’ordre et narcotrafiquants à la fois classique en surface et foncièrement retorse dans sa manière d’en garder sous le coude pour dévoiler des cartes du récit jusqu’alors cachées. L’introduction, avec la découverte de cadavres enterrés dans les murs d’un pavillon puis, alors qu’on croit la scène terminée, une explosion soudaine qui laisse l’héroïne sonnée, annonce le motif esthétique du film. Sheridan a enchainé ensuite plusieurs autres scénarios remarquables qui prenaient le pouls de l’Amérique profonde: Comancheria, Wind River (qu’il a réalisé) et la suite inattendue – mais réussie – de Sicario (La Guerre des Cartels). Depuis, ce pourvoyeur d’histoires œuvre essentiellement dans l’univers de la série télévisée, comme si la durée limitée du cinéma ne suffisait plus à contenir ses envies proliférantes de personnages et de portraits diffractés du pays.
Ensuite, Sicario a confirmé au centuple les espoirs placés dans le canadien Denis Villeneuve. Il était déjà l’auteur de plusieurs films importants et bigarrés, de Incendies d’après le dramaturge Wadji Mouawad au thriller Prisoners, en passant par le terrifiant et réaliste Polytechnique. Mais avec ce film, Villeneuve affirme son talent avec l’assurance de l’artiste en pleine conscience de la totale possession de ses moyens, revendiquant pleinement sa dimension « B », décentrant légèrement la perspective (il est québécois alors que Sheridan est un pur texan) tout en donnant à l’ensemble une certaine sophistication – le film sonne comme une tragédie antique et le théâtre n’est pas si loin dans la façon dont les personnages sont dépeints, qu’ils soient fougueux (Josh Brolin), marmoréen (Del Toro) ou transi (Blunt). Plusieurs années avant le diptyque Dune, Villeneuve démontrait déjà une maestria à filmer les déserts - celui de la frontière américano-mexicaine et un génie formel dans la dépiction charbonneuse des guerres pour le contrôle, non de l’épice, mais de la cocaïne, ce qui est tout comme. Il filme ce western urbain comme il filmera plus tard ses films de science-fiction, captant les frictions entre des mondes lointains. Les différentes factions en présence (FBI, barbouzes de la CIA, trafiquants) sont figurées telles des peuplades venant de différentes planètes. Avant de les éloigner dans ses films postérieurs, Sicario les rassemblait sur une même bande géographique étroite, et le péage entre le Mexique et les États-Unis semblait jouer le rôle d’une quelconque frêle barrière d’astéroïdes. Sicario a beau se dérouler essentiellement sous un soleil brûlant, sa grande scène d’action finale est, elle, filmée dans une nuit noire comme le cosmos à travers les objectifs de caméras thermiques transformant l’image en une soupe verdâtre de pixels agités. Et le spectateur de découvrir les yeux dessillés ce monde avec l’impression d’être un témoin privilégié à qui on montrerait en avant-première une galaxie lointaine.
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