Mémoire pour Simone |
Deuxième entretien. Cette fois ci c'est Yves Angelo qui évoque Chris Marker (version intégrale de l'entretien paru sur Premiere.fr).
Entretien avec Yves
Angelo, directeur de la photo, réalisateur.
Il a travaillé en
tant que directeur de la photo avec Chris Marker sur Mémoire pour Simone son film hommage à Simone Signoret et le clip
d'Electronic Getting Away with it.
Quand avez découvert
les films de Chris Marker ?
Dans les écoles de cinéma, La Jetée était un film incontournable. J’ai étudié ce film lorsque
j’étais à l’école Louis Lumière, plan par plan. Chris Marker représentait un
cinéaste important, avec un vrai regard. La
Jetée c’était une façon différente de faire du cinéma, différente de qu’on
nous apprend à faire. Jouer avec le matériau. Quelle sensation peut provoquer
une image. Son regard dépassait la simple histoire. Il la transcendait. Grâce à
son regard, il transcendait le côté inanimé. Il le rendait mouvant. Comme un
peintre. Il y a quelque chose qui était de l’ordre de l’aimantation. Comme
quand on est devant une toile, qu’on peut aimer sans forcément comprendre ou
comme un poème qu’on peut aimer sans forcément percevoir le sens. Je ne
connaissais pas de camarades cinéphiles qui ne s’intéressent pas à son travail.
Je crains qu’aujourd’hui dans la jeune génération, ses films soient moins
connus. J’ai suivi toutes les sorties de ses films, Sans Soleil, A.K.
Quand l’avez-vous
rencontré ?
Je l’ai rencontré en 1984, grâce à Pierre Lhomme qui m’avait
recommandé à lui. C’était pour son documentaire consacré à Simone Signoret, Mémoire pour Simone. Chris Marker était
un homme complexe. Mais j’étais à l’aise avec lui. Il parlait peu, s’exprimait
sur le plateau en métaphore. Il vous amenait à être créateur à sa demande. J’ai
été émerveillé par le travail avec lui. Rien de hiérarchique dans les rapports.
Il vous laissait un espace de liberté alors que j’étais jeune et novice. D’apparence
il était froid, fort, rugueux. Mais ce n’était pas handicapant, il donnait
envie de servir sa pensée.
Pour ce documentaire, je me souviens qu’il voulait un plan
où la caméra devait suivre un fil de téléphone pendant qu’il avait choisi pour
la bande son un extrait sonore d’un de des films de Simone Signoret. Le plan devait
être long car l’extrait était conséquent. Je me demandais à quoi devait
ressembler le fil du téléphone pour que le mouvement dure assez longtemps. Devait-il
être droit ? torsadé ? Sinusoïdale ? A quel moment ? Il m’a dit « Sentez la voix à travers ce
fil ». Il ne voulait lui-même mettre en place le fil, le « mettre en
scène ». Il m’a laissé imaginer comment il devait être en fonction de la
voix. J’ai donc adapté le plan à sa demande mais il m’a laissé une totale
liberté pour le mettre en place.
Contrôlait-il le plan
ainsi mis en place ?
Non, Il ne regardait jamais le cadre dans l’œilleton de la
caméra. Il me disait « on va filmer ces bobines de films ». Mais il
ne me disait pas si ce devait être un plan large ou serré, quel objectif je devais
utiliser. Il me laissait choisir alors que j’étais un inconnu pour lui. Ce
genre de situation peut être intimidant. On peut avoir peur de mal faire et
craindre que le réalisateur soit déçu quand il verra les rushes. Mais pas avec
Chris Marker.
Vous avez ensuite
tourner avec lui le clip Getting Away
with it d’Electronic (composé de Bernard Summer de New Order et Johnny Marr
des Smiths)…
Le tournage de ce clip s’est déroulé de la même façon. Nous
étions à Londres où nous filmions le groupe en train de jouer. Il ne me disait
pas quel plan faire et je me retrouvais pourtant à faire un plan que je
n’aurais jamais imaginé seul. Il diffusait l’envie et l’intérêt de faire. Ça
m’a beaucoup marqué. Pour lui l’important n’était pas de faire mais de chercher.
Souvent au cinéma on fait l’inverse, il faut absolument faire tout de suite.
Je me souviens qu’il voulait que des feuilles d’arbre tombent
dans le studio au ralenti. Je lui demandais « la caméra doit-elle suivre
les feuilles ? Les laisse-t-on sortir du champ ? » Il m’a
répondu « Je ne sais pas comment les feuilles vont tomber, alors faites ce
que vous pouvez ». Il ne contrôlait pas. Les maladresses, le hasard faisaient partie du travail. Il ne cherchait
pas à montrer c'est-à-dire décrire. Tout avait un sens à condition que le
regard soit juste.
Pour ce clip, nous avons aussi tourné des scènes en forêt
non loin de Paris. Dans la forêt il ne cherchait pas des plans, et encore moins
LE plan, mais des ambiances. Il disait en montrant un endroit « là c’est
bien . Il vous permettait d’accéder à un espace supérieur au vôtre. Il
était d’un magnétisme que je n’ai jamais rencontré ailleurs.
C’est drôle qu’il aimait autant Akira Kurosawa, c’était
vraiment un des cinéastes qu’il admirait le plus, il avait une admiration
totale pour lui. Mais la méthode de Kurosawa était à l’opposé de celle de
Marker.
A quoi ressemblait
l’équipe de tournage ?
Pour le clip, il y avait un assistant, un électricien et
moi, et c’est tout. Chris Marker aimait faire des choses dans son coin avec des
équipes petites. Il détestait le bruit. Sur le plateau il ne fallait pas
parler. Tout se résolvait simplement pourtant.
Etait-il
directif malgré tout ?
Il était peu directif dans ses indications mais il était
directif dans sa façon d’être. C’est dans cette imprécision qu’il vous guidait.
Le rapport oratoire était faible. J’ai passé des jours avec lui à Londres ou
ailleurs, il parlait à peine, il fallait faire la conversation. Mais ce n’était
pas gênant, il ne mettait pas mal à l’aise. Ce mutisme faisait partie du
personnage.
Il était précis dans l’expression de sa demande, mais vous
laissait l’exprimer techniquement. Tout juste suggérait-il parfois de mettre la
caméra à tel ou tel endroit.
Pour lui la caméra n’est pas un objet sacret. Tout partait
du regard. Pour lui la caméra était le dernier objet sur le plateau, elle ne
vaut rien en tant que tel. Au cinéma, la caméra est sacralisée. Tout le travail
s’organise autour d’elle. Avec lui, la caméra arrivait en toute fin.
Parlez-nous du
personnage…
C’était un solitaire. Il ne s’intéressait pas au succès ou à
l’insuccès. Il était dans le plaisir de faire, pas dans le paraitre. Il se
moquait de ce qu’on pensait de lui sans jamais avoir l‘air hautain pour autant.
Tout cinéaste doit rêver d’avoir une telle liberté. Mais il était très sévère
avec lui-même.
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