« Le temps agrège les souvenirs aussi sûrement que le béton »
Spider, Patrick McGrath
Spider ouvre les années 2000 pour David Cronenberg. La décennie précédente a marqué sa consécration comme super auteur, et Cannes l’a récompensé d’un prix, celui du jury, pour un de ses plus beaux films, Crash. Fini les festivals de cinéma fantastique, désormais ses oeuvres sont présentées dans les festivals internationaux les plus prestigieux ; terminé également le label de réalisateur de films d’horreur – label que Cronenberg n’a jamais revendiqué. Les maquillages spéciaux se sont raréfiés pour une horreur plus mentale et les fastes baroques du « genre » ont laissé place à un style austère. Certains fans ont rejeté cette mue cohérente - il est évident qu’on a affaire au même cinéaste - mais de nouveaux spectateurs ont été séduits par ces cicatrices intérieures et ces constructions psychiques vertigineuses.
eXistenZ (1999) marquait son premier scénario original depuis Videodrome. Certains y voyaient la conclusion d’un cycle d’un réalisateur qui avait tout dit et nous livrait les dernières notes de son carnet à idées ; revers de la médaille, il était vraisemblablement condamné à se répéter. Sans doute en proie à ces mêmes interrogations, Cronenberg accepte de tourner une série de films qui paraissent, au premier abord, loin de lui. Il y a ce duo de thrillers, History of violence et Les promesses de l’ombre et avant, Spider.
Spider lui avait été proposé par l’acteur Ralph Fiennes et la productrice Catherine Bailey, sur un scénario de Patrick McGrath d’après son roman. Cronenberg disait pourtant détester qu’on lui soumette un projet avec un acteur attaché ; l’acteur étant son plus bel effet spécial, il était important pour lui de le choisir. Mais il trouve dans le script (1) des correspondances avec son cinéma : la conception mouvante du réel accentuée par la schizophrénie du héros, l’idée de faire jouer deux femmes par la même actrice, choix déjà présent dans son adaptation du festin nu (œuvre jumelle de Spider) et cette idée du double qui le travaille jusqu’à faire jouer son héros par deux acteurs (Ralph Fiennes et le petit Bradley Hall). Bien qu’ils incarnent le personnage à deux moments de sa vie, les comédiens partagent régulièrement le plan. Il accepte donc de tourner Spider qui lui permet de rebondir sans devoir porter le poids parfois écrasant du super auteur devant chaque fois offrir à son public quelque chose de plus fort.
Est-ce parce que l’histoire de Spider s’articule autour d’une « scène primitive », ce concept freudien désignant le trauma indélébile de l’enfant voyant malencontreusement ses parents avoir un rapport sexuel, que le premier plan, l’arrivée d’un train en gare, cite une autre scène « primitive » pour le cinéma, L’arrivée du train en gare de la Ciotat ? Les wagons déversent un flot de passagers (pas loin d’une centaine – rarissime chez le cinéaste de voir autant de figurants dans un plan) qui savent où ils vont, tandis que descend, hagard, une silhouette dégingandée, le regard perdu, les traits tirés, vêtue d’un vieil imper, une petite valise à la main. Une fois le contemporain évacué du cadre, Cronenberg peut filmer frontalement cet homme perturbé et enquêter sur sa sexualité - au sens psychanalytique du terme. Et quoi de plus sexuellement cinématographique qu’un train entrant en gare ?
Le héros, Dennis, sorti de l’hôpital psychiatrique mais visiblement pas complètement guéri va errer dans les souvenirs de son enfance : sa mère aimée, son père glacial et coureur de jupon, un meurtre, une belle mère qui prend la place de la mère comme dans un conte, puis un autre meurtre. Cronenberg ne distingue pas les flash-backs des scènes au présent, les deux temporalités se confondent jusqu’aux décors identiques : pavillons en brique de cité ouvrière, ruelles pavées, papiers peints vieillots, journaux jaunis au fond des commodes, et surtout cet extraordinaire gazomètre, réservoir de gaz géant serti de treillis en fer forgé qui obsède notre héros (2). Nos enfances sont marquées par ces lieux en Scope qui paraissent ridiculement petit quand nous les revisitons adulte ; dans Spider, Cronenberg parvient à leur donner l’intensité des origines.
Le héros vit en effet dans son passé comme si le temps n’avait pas fait son œuvre. Ralph Fiennes est spectateur des scènes de l’enfance, il regarde le petit garçon qu’il était (re)vivre les scènes. On ne saura jamais si ses souvenirs sont réels ou si ce sont des constructions mentales (il y a de nombreux moments qu’il ne peut avoir vu puisqu’il en est absent). « Rien n’est vrai » disait l’accroche du Festin nu, ici, potentiellement, « rien n’est faux » mais il y a un pas à franchir pour discerner le réel de sa recréation. Cette confusion des souvenirs et leur véracité contraste avec un film tout sauf nébuleux. On peut même dire qu’il est d’une littéralité surprenante : le héros est surnommé Spider par sa mère qui lui raconte une histoire d’araignée tandis qu’il élabore une toile géante avec des fils dans sa chambre (attention, métaphore !). Quand le père, plombier, visite sa maîtresse Miranda Richarson tout en regard de braise, il s’en suit un dialogue à base de tuyau à déboucher avec son gros outil qui se prolongera jusqu’à la scène suivante. On saura même à la fin d’où vient sa hantise du gaz et il y aura une résolution à l’énigme originelle – résolution qui semble tout droit sortie d’un giallo. Vous souvenez-vous de l’illustrateur Edward Gorey et de ses dessins en noir & blanc mettant en scène des morts d’enfants avec une ironie très britannique – bien qu’il fût américain ? Spider semble souvent retrouver l’essence de cette poésie macabre et très drôle !
L’histoire qui nous a été racontée est-elle vraie, en a-t-on a appris plus sur notre anti-héros englué dans la toile des souvenirs comme Gregoire Samsa se débattait grotesquement sur le sol de sa chambre-prison ? Spider s’était ouvert avec Dennis qui entre en scène, celle de la mémoire, il se referme avec ce même Dennis qui repart en hôpital psychiatrique. Mais peut-être rejoint-il simplement le monde réel et abandonne le cinéma, après s’être fait une toile.
(1) (1) Dans le roman, on apprend que le personnage principal a passé une partie de sa vie au Canada, cela a peut-être interpellé le réalisateur. Les extérieurs ont été tournés en Angleterre, les intérieurs à Toronto, comme souvent chez le cinéaste.
(2) (2) A propos d’un autre David fameux, Lynch, Spider a quelque chose de l’esprit de Eraserhead : même héros à la mine fermée et à la gestuelle gauche, même drama familial transformé en cauchemar poisseux et onirique par la mise en scène, obsession pour des éléments invisibles (électricité / gaz).
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