In the Lost Lands serait un naufrage. Trop numérique,
trop kitsch, trop laid, trop ridicule. Paul W.S. Anderson qui ne brillait déjà
par une réputation flamboyante se serait définitivement égaré. Pourtant, sous sa surface
criarde, se cache non seulement un beau film mais peut-être même son plus beau
; un conte sur l’illusion, l’art de tromper le regard, la foi dans le
faux.
Le scénario, adapté d’une nouvelle de George R. R. Martin,
suit Gray Alys (Milla Jovovich), une sorcière mandatée par une reine avide de
pouvoir (elle pousse son vieillard de mari cacochyme et malade à trépas pour
prendre sa place) pour accomplir une mission périlleuse : traverser les “terres
perdues” et conquérir le pouvoir ultime, celui de se métamorphoser à volonté.
Autrement dit : devenir autre, se faire illusion vivante. Cette quête du
métamorphe n’est pas seulement le moteur du récit ; elle est cœur de l’œuvre. In
the Lost Lands parle de la transformation comme moyen de conquête, et
Anderson, qui n’a jamais cessé de jongler entre série B, science-fiction et
adaptation de jeux vidéo, y glisse un autoportrait à peine voilé : celui d’un
cinéaste métamorphe lui aussi, toujours en décalage, cherchant sa place entre
l’art et le divertissement et entre la beauté et la laideur – ces deux
alternatives ne se superposent évidemment pas, elles se mélangent.
Dès les premières images, on comprend qu’Anderson ne cherche
pas à sonner réaliste. Une sorte de teinte grisâtre embrume l'image, les acteurs semblent flotter dans des décors incrustés sur des fonds verts.
On ne comprend même pas très bien où nous sommes, dans un univers au croisement
d’une heroic fantasy ancienne et d’un monde postapocalyptique futuriste
à la Fury Road dont les « règles » de fonctionnement nous sont
balancés en voix off si rapidement qu’on a à peine le temps de comprendre le
pourquoi du comment que l’histoire a déjà commencé. Le film se présente comme
un petit théâtre numérique. Ce n’est pas une faiblesse : c’est le style de Paul
de plus en plus affirmé de film en film. In the Lost Lands se regarde
comme une illusion volontaire, un tour de magie qui nous montre ses ficelles.
Ces décors numériques tant conspués par les cinéphiles
rappellent moins les CGI impersonnels des blockbusters que ces dessins de production extraordinaires pour
vendre des productions fauchées que l’on admire avant de découvrir, déçus, leur
traduction en décors “réels”. Ici, Anderson donne l’impression de les reproduire
tel quel, presque figés, mais, à mon sens, souvent très évocateurs. Ce paradoxe donne un poids inattendu aux acteurs. Dans
cet environnement trop lisse, leurs gestes, leurs visages, leurs voix émergent
par contraste. Le numérique excessif ne les engloutit pas : il les met en
valeur.
Ce n’est pas un hasard si son héroïne, Gray Alys, est
elle-même une illusionniste. Elle ne se bat pas physiquement : elle trompe le regard
de son ennemi. Elle manipule ses perceptions, crée des mirages, brouille la
frontière entre réalité et illusion. Le retournement final — où l’on découvre
qu’Alys avait anticipé le plan de la Reine qu’elle avait organisé la mise en scène
de sa propre défaite à dessein, fait de tout le film un trompe-l’œil géant. Ce
que nous pensions voir n’était qu’un leurre ; la magicienne tirait déjà les
ficelles. Comme son personnage, Anderson orchestre un faux spectacle qui finit
par révéler la vérité : le pouvoir du cinéma, c’est de faire croire.
Paul W.S. Anderson entre ses acteurs
La mise en scène reprend ce principe à chaque plan. Tout est
frontal, un peu théâtral, comme si le film refusait le naturalisme. Le
numérique devient un espace de mise à distance,: on voit les effets, les
textures, les fonds verts. L’artifice, ici, ne va pas à l'encontre de l'émotion; il la
remplace.
Beaucoup se moquent de cette esthétique volontairement ingrate. Pourtant, dans
ce magma de pixels, Anderson retrouve la liberté des grands bricoleurs du
cinéma bis. On pense à Albert Pyun, maître des années 80-90, qui transformait
le manque de moyens en visions poétiques. Le film déborde de moments purement
réjouissants — une armée de zombies sortant d’un brouillard violet, une
transformation de loup-garou, un serpent à deux têtes qui surgir du canon d’un fusil. Ces
visions ont la naïveté des effets spéciaux anciens : on voit le truc, mais on y
croit quand même. La littéralité peut prêter à sourire : quand la carte qui émaille le récit nous dit que nos héros arrivent dans la zone de la "Skull river", le plan qui suit est un crane à côté d'une rivière.
Sous son exubérance, In the Lost Lands garde une
forme de douceur. Le duo Jovovich-Bautista surprend positivement : elle joue la sorcière comme un personnage conscient d’être imaginaire ;
lui, colosse fatigué, semble chercher la vérité dans ce monde d’illusions.
Entre eux naît une tendresse inattendu. Les deux acteurs donnent l’impression de se regarder jouer. Ils n’y croient pas totalement. Et pourtant ils jouent comme les enfants jouent, en faisant semblant mais tellement intensément qu'ils finissent par y croire totalement.
C’est peut-être cela, le vrai sujet du film : non pas la
conquête d’un pouvoir, mais la foi obstinée dans l’illusion. Anderson filme
Gray Alys comme il filme sa propre œuvre — une magicienne qui sait que ses
tours sont visibles, mais qui continue, avec une joie enfantine, à les
exécuter. À travers elle, il signe une déclaration d’amour à ce cinéma numérique, bricolé, bariolé, imparfait, mais sincère. Un cinéma qui brandit sa
nature de mirage en étendard. Un film qui vient du cœur, "One from the heart" pour paraphraser un Coppola célèbre.
« À 1100 kilomètres de Cologne, où Keith Jarrett a
fait un concert en 1975, se trouve la chapelle Sixtine où 400 ans avant que
Keith ne monte sur scène, Michel-Ange a peint le plafond, juché sur un
échafaudage. La chapelle est visible par tous. Mais imaginez être sur place, voir
Michel-Ange sur son échafaudage, c'est autre chose, non ? Ce n'est pas un film sur
le concert de Cologne. Ni sur la peinture murale, le plafond ou Michel-Ange. C'est
un film sur l'échafaudage ».
Stephen Frears était célébré au festival du film policier, durant lequel
était projeté The Hit, un de ses premiers films. Compte rendu de
l’hommage rendu au grand cinéaste anglais.
Pour le titre de cet article, on paraphrase à dessein le titre du fameux
roman de Didier Eribon, mais pour évoquer le Britannique Stephen Frears. C’est
en effet au cinquième festival du film policier de Reims, qui s’est tenu du 3
au 6 avril 2025, que nous avons pu rencontrer le cinéaste. Un hommage lui
était rendu, et trois de ses films ont été projetés au cours de la semaine :
Les Arnaqueurs, The Program et le titre qui nous intéresse ici
The Hit.
Reims donc.
Hasards de la vie, le film y fut déjà projeté à sa sortie, en 1984, lors du
« 6e festival du film et du roman policier » qui se tenait à la Maison de la
Culture, ancêtre putatif du festival actuel, même si personne dans la ville ne
semble s’en souvenir. À l’époque, The Hit avait des allures de premier
film car rares étaient ceux qui connaissaient ses vies d’avant. En effet,
Frears avait déjà quarante-trois ans, une carrière d’assistant-réalisateur
auprès de grands cinéastes britanniques tels que Karel Reisz. Il avait déjà
réalisé un premier long-métrage, certes méconnu et alors quasi invisible,
Gumshoe avec Albert Finney (1971) – Frears avait été l’assistant de
Finney sur son unique réalisation Charlie Bubbles en 1968 – et surtout,
il avait œuvré pendant plus de dix ans à la BBC, où il tourna presque autant
de téléfilms pendant cette décennie que de films pour le cinéma dans les
quarante années qui suivirent (ce qui veut dire beaucoup puisque Frears a été
un cinéaste productif). Si The Hit marquait en réalité le début de sa
seconde partie de carrière, il possédait aux yeux des spectateurs d’antan
l’aura des débuts. Quarante et un ans ont passé depuis cette projection
rémoise. Frears est un cinéaste admiré depuis longtemps, du public et des
acteurs. C’est aussi un vieux monsieur (83 ans), l’œil vif mais la démarche
ralentie, qui n’arrive pas à monter son dernier projet en date,
Billy Wilder et moi, d’après le roman de Jonathan Coe, une histoire
d’un vieux cinéaste en décalage avec son époque, observé par une jeune femme
qui n’a jamais entendu parler du réalisateur de La Garçonnière.
Ironiquement, c’est une des raisons pour lesquelles le film n’arrive pas à se
faire : « le public actuel ne connaît pas Billy Wilder », a-t-on entendu
regretter Frears.
Hommage lui fut rendu dans la grande salle du cinéma Opéraims par Aude
Hesbert, la directrice du festival, puis via des vidéos enregistrées par John
Malkovich (en tournage sur l’île de Pâques !) et Helen Mirren. Frears est, on
le sait, avare en paroles, discret, peu loquace ; école John Ford. Il confessa
toutefois que ces déclarations d’amour lui mirent la larme à l’œil, salua le
public français très cinéphile selon lui (à la question qu’il posa au public,
venu en masse, « Qui connaît Jean Vigo ? », une armée de bras se leva),
critiqua ses compatriotes pour le Brexit et retourna s’asseoir, sincèrement
ému.
Bizarrerie : le film qui fut projeté dans la foulée, Old Guy, n’était pas signé Stephen Frears mais Simon West, sans doute pour
proposer un titre inédit aux festivaliers, forcément plus événementiel qu’une
œuvre de patrimoine. On parle bien ici de Simon West, le réalisateur de
Les Ailes de l’enfer, Tomb Raider ou Le Déshonneur d’Elisabeth Campbell. On l’avait un peu oublié devant ce pedigree, mais West est anglais. Son
dernier film se déroule entre l’Angleterre et l’Irlande, une histoire de tueur
à gages mis en retraite forcée par ses employeurs, réussie quand elle réunit
son trio d’âmes solitaires (le tueur cacochyme, son jeune remplaçant, et une
tenancière de bar qui les accompagne). On n’est pas si loin de l’univers de
The Hit, même si le ton est différent : moins cosmique, plus comique.
Simon West, fringant sexagénaire, monta sur scène et, très bon, se lança dans
un numéro pince-sans-rire comme seuls les Anglais savent le faire. On ne sait
pas s’il devait juste présenter son nouvel opus ou prolonger l’hommage à
Frears. Toujours est-il qu’il se lança dans un long laïus pour évoquer son
angoisse à l’idée de savoir que son aîné allait découvrir son nouveau film, se
retrouvant dans la même situation que, trente ans plus tôt, quand il assista à
la projection de Les Ailes de l’enfer à Cannes et que Ridley Scott
était dans la salle – ses deux cinéastes anglais préférés. Cette insistance ne
cachait-elle pas une façon malicieuse de pousser Frears à rester alors qu’il
avait peut-être décidé de quitter les lieux une fois l’hommage terminé ? Qui
sait si un dîner mondain ne l’attendait quelque part dans la ville où Clovis
fut baptisé, ou alors peut-être qu’il n’aurait pas très envie de voir un film
avec en vedette Christoph Waltz, l’acteur qui devait justement jouer Billy
Wilder dans ce projet qu’il n’arrive pas à financer.
Simon West
poursuivit en racontant qu’à l’âge de 18 ans, il travaillait à la BBC, « avec
Mike Leigh » (un sourire invisible nous barra le visage à l’association de ces
deux noms). Il eut l’occasion de voir Stephen Frears au travail une seule fois
alors qu’il visitait un de ses tournages, au début des années 1980. Le décor
était celui d’une vraie cale de navire, sombre, le tournage était bruyant et
il y avait des dizaines et des dizaines de figurants. West se dit impressionné
par le capharnaüm qui régnait, les odeurs, le bruit, l’agitation. Et soudain,
au milieu d’une foule compacte de figurants, surgit de nulle part le visage de
Frears. West se dit avoir été marqué à jamais par le visage « stressé » (il
prononça le mot plusieurs fois) du cinéaste, qui avait ainsi émergé des
entrailles du navire au milieu de ces visages anonymes. On n’avait jamais
imaginé que Frears puisse être aussi angoissé. Alors qu’il pensait échanger
avec lui, « le visage de Frears disparut » aussi soudainement, reparti dans
l’enfer du plateau et les boyaux du bateau. Un peu déçu, West déclara qu’il ne
comprit que bien plus tard, quand lui-même était devenu réalisateur, combien
ce métier pouvait être stressant et que la concentration exigée vous empêchait
de voir tout ce qui était extérieur. Comme on voit le mal partout, on prit ce
propos pour une façon élégante et très british de West de faire savoir à
Frears que, même si c’était pardonné depuis, il avait été un peu vexé à
l’époque.
Ce n’est que le lendemain de cette soirée que The Hit fut enfin
projeté ; le cinéaste présenta, en plein après-midi, à un public dans
l’ensemble à peine majeur, le road movie noir qui nous importe ici : comme
quoi les jeunes ne connaissent peut-être pas Billy Wilder, mais ils
connaissent Stephen Frears. The Hit commence par un générique
d’ouverture atmosphérique qui insère un plan étrange de John Hurt se tenant
près d’un rosaire au sommet d’une colline sablonneuse, puis l’image se fige.
On ne le comprend qu’à la fin, mais ce plan provient d’une des dernières
scènes : c’est un flash-forward. Se dessine la figure du cercle, la
vie, la mort, puis tout recommence.
Quarante ans après, The Hit était de retour à Reims.
Hurry Up Tomorrow s’inscrit dans une longue tradition de films musicaux accompagnant la sortie d’un album, avec parfois, mais pas toujours, la (ou les) vedette(s) de la chanson dans le rôle principal. Il y eut, entre autres, Tommy des Who (Ken Russell, 1975), A Hard Day’s Night des Beatles (Richard Lester, 1964), Moonwalker de Michael Jackson (Jerry Kramer et Colin Chilvers, 1988, en parallèle de l’album Bad), ou encore Pink Floyd: The Wall (Alan Parker, 1982) — célébrations plus ou moins réussies, plus ou moins mercantiles, visant à mettre des images sur la musique, à lui donner une forme différente, avec ces questions en ligne de mire : le film est-il un simple produit dérivé de l’album, ou bien une œuvre artistique à part entière ? Le septième art, souvent arrogant, acceptera-t-il aussi facilement d’être relégué encore et encore après la Musique, art qui lui est bien antérieur ? Quant à la vedette de la chanson soudainement propulsée dans un costume d’acteur qui n’est pas le sien, ne risque-t-elle pas de se ridiculiser et de détruire en quatre-vingt-dix minutes une aura patiemment construite ?
Ce sous-genre musical a souvent donné lieu à des créations hybrides, dans lesquelles ni le cinéma ni la musique n’en sortaient toujours gagnants. Il ne faut pas oublier qu’il est né à une époque où le clip vidéo n’existait pas encore — le clip qui, plus tard, a permis de donner au son une chair visuelle, créant une nouvelle forme d’art audiovisuel avec son propre langage. Le cinéma devenait, par la même occasion, moins indispensable aux musiciens, même s’il profita de cette mutation pour piller allègrement cette nouvelle forme de création — qui le lui rendait bien.
Parmi les quelques réussites miraculeuses du genre, l’une des plus belles est sans doute Purple Rain d’Albert Magnoli, film aussi génial que l’album du même titre. Purple Rain parvenait à être tout à la fois : le versant cinématographique du disque sorti quelques mois plus tôt, un film de concert, une fiction, un documentaire (les péripéties étant plus ou moins celles vécues par Prince et ses musiciens dans les mois précédant le tournage), et une catharsis psychanalytique d’une vedette omnisciente renommée simplement et pertinemment « Le Kid ». S’y jouaient une fureur pop, un épanchement quasi pornographique, de l’énergie, du sex-appeal, du grotesque aussi — un maelström génial d’où s’effaçaient bon goût et élégance.
Purple Rain est sans doute le film auquel on pense le plus devant Hurry Up Tomorrow, même s’il s’en rapproche autant qu’il s’en écarte. Le film est sorti quelques mois après l’album Hurry Up Tomorrow, le sixième de The Weeknd, et le troisième d’une trilogie informelle après After Hours et Dawn FM. Il marque la fin d’un cycle puisque Abel Tesfaye, dit The Weeknd, a repris son identité réelle pour les crédits du film (sur lequel il règne en maître puisqu’il y est producteur, scénariste et acteur principal). Il est loin le temps où The Weeknd cachait son visage. On dit aussi que le film, pourtant tourné très vite et prêt bien avant la sortie de l’album, a eu du mal à voir le jour.
Le point de départ est tout à fait étonnant, voire provocateur, pour un film situé dans l’univers de la musique : l’histoire part d’un événement réellement survenu à Abel Tesfaye. Il y a quelques années, le chanteur a perdu sa voix en plein concert. Inquiet à l’idée de ne plus jamais pouvoir travailler, il a consulté des spécialistes. On lui a alors appris que ce handicap soudain n’était ni mécanique, ni physique, mais sans doute psychique.
Fan de Waves (2019), il a proposé à son réalisateur, Trey Edward Shults, de développer avec lui un scénario à partir de cet incident biographique et de l’ouvrir vers une quête intérieure pour comprendre les causes de cette perte. On voit facilement ce qui lui a plu dans Waves : le côté trip sensoriel hypnotique qui vous attrape dès le premier plan et vous embarque dans une descente aux enfers inéluctable façon Requiem for a Dream ; un questionnement métaphysique sur la condition tragique de l’homme sur terre, destiné à disparaître, doublé d’une élégie ouatée de l’amour — amour des femmes et amour de Dieu — proche de Terrence Malick (Shults commença sa carrière chez le cinéaste texan et occupa différents postes sur Song to Song et Knight of Cups ; ça se voit !). Waves était tellement innervé de musiques et de morceaux de R’n’B qu’il finissait par devenir un quasi-musical par sa seule manière d’être conçu.
Hurry Up Tomorrow, donc, est la psychanalyse fictionnelle d’un chanteur qui ne peut plus chanter. Il met en scène ce mutisme soudain, mystérieux, surgissant des tréfonds de sa psyché torturée. Le résultat est désarçonnant pour un film inspiré d’un album : il contient peu de morceaux de l’artiste, en tout cas bien moins que les films évoqués plus haut, qui faisaient en général entendre l’intégralité des albums concernés.
Il est pourtant loin d’être silencieux. Au contraire, il baigne dans un flux sonore ininterrompu, où se confondent bande originale électro du génial Daniel Lopatin, bruitages, souffles... La scène d’ouverture montre l’artiste faisant vibrer ses lèvres lors d’exercices vocaux ; un peu plus loin, alors qu’un médecin ausculte ses cordes vocales, le « aahhh » médical qu’on lui demande devient un motif sonore qui s’intègre parfaitement à la bande-son. La respiration devient musique. Il faut évidemment prendre cette perte de voix dans une acception métaphorique puisque, s’il ne peut plus exprimer son art et communiquer avec les autres, il n’est pas aphone pour autant.
La voix a toujours été un concept biblique — ne parle-t-on pas de la « voix divine » pour désigner ce que Dieu nous dit ? Les croyants ne chantent-ils pas des psaumes pour le célébrer ? Cet acte d’amour désormais rendu impossible trouve un écho dans l’amour perdu d’Abel pour sa dulcinée (caméo photographique et vocal de Riley Keough). Dieu n’est donc pas absent, ce sont ses enfants qui ne peuvent plus se manifester à lui.
Ce monde handicapé est inquiétant. Il est fait de chambres d’hôtel luxueuses mais anonymes, de coursives bétonnées des coulisses des salles de concert, de stations-service, de parkings, de fêtes foraines. Il s’y cultive une certaine forme de laideur. Les scènes de fête filmées à 360 degrés provoquent la nausée plus que l’euphorie. Par contraste, on y voit aussi de grands espaces, filmés dans le Montana, mais qui ressemblent à un no man’s land aride, mythologique, pré-humain. La chaleur s’est évaporée (dans cette maison que Jenna Ortega incendie dans la scène d’ouverture ?) et il ne reste plus que la solitude et l’égocentrisme le plus exacerbé.
Hurry Up Tomorrow prend la forme d’une confession. Il est grave, sincère (ridicule diront certains, mais ce n’est pas antinomique avec la sincérité), dénué d’ironie. Les clubs et boîtes de nuit sont filmés comme des temples : des faisceaux lumineux balaient les corps hirsutes des clubbers, en guise de fidèles. Le récit sera un chemin de croix pour notre héros malheureux, à la recherche de sa voix et, donc, de sa voie. On pourrait dire de l’arc narratif de Hurry Up Tomorrow qu’il est classique, voire convenu : il s’agit pour notre star malheureuse d’abandonner une vie factice faite de fêtes, de drogues et de débauches et de se reconnecter avec son « vrai moi ». On y découvrira — comme c’était déjà le cas chez Prince — que ces artistes multi-récompensés, riches, célébrés, sont seuls, et peuvent pleurer comme tout un chacun lorsque la femme aimée ne répond plus à leurs textos.
On connaît la parole divine : « Que la lumière soit. Et la lumière fut. » Si le chant a disparu, et l’amour aussi, reste la lumière. La lumière toujours mouvante souligne cet effondrement du monde : parfois blanche et médicale, parfois rouge et quasi mystique. Ce travail visuel doit beaucoup au chef opérateur Chayse Irvin, qui avait déjà éclairé Blonde d’Andrew Dominik — autre film halluciné sur une icône américaine. Ici encore, la lumière dessine les failles du personnage, jusqu’à dissoudre l’arrière-plan. La lutte contre les ténèbres est incessante : l’image est incroyablement sombre, menaçant toujours de s’y noyer. Pour ajouter au chaos, le format du cadre change régulièrement (du 1.33:1, qui évoque la pochette des 33 tours, au très cinématographique scope en passant par des formats intermédiaires). Le cinéaste Sean Baker l’a d’ailleurs désigné à la sortie comme « un des films les mieux filmés de l’année », saluant « l’imagerie extraordinaire ». Le fait qu’il ait été tourné en 35mm n’est sans doute pas étranger à l’enthousiasme du réalisateur d’Anora.
Le dernier tiers évolue carrément vers le cinéma d’horreur. Certains ont évoqué Misery de Rob Reiner, adapté de Stephen King, pour décrire la fin où une fan (Jenna Ortega) attache le créateur à son lit pour le torturer psychologiquement. Le film devient alors un huis clos anxiogène : on ne sait plus si Abel est séquestré ou en train de délirer. Séquence originale où l’amatrice-critique lui fait un commentaire de texte en analysant plusieurs de ses chansons — ce commentaire devenant littéralement une séance de torture pour son auteur, comme si elle lui arrachait sa voix intérieure pour la lui faire entendre. Miracle, il en sortira guéri.
Il est évident que le film fonctionne essentiellement à un niveau allégorique. Le personnage joué par Jenna Ortega est prénommé Anima, dixit le générique de fin. Abel la surnomme Ani (« Are you OK, Annie ? », questionnait Michael Jackson dans Smooth Criminal). Anima, du latin qui veut dire « souffle, âme » et désigne dans la psychanalyse jungienne « la tendance à la personnification des tendances féminines de la psyché » ((www.cgjung.net) concept qu’Abel Tesfaye et Trey Shults prennent au pied de la lettre et sur lequel ils s’appuient pour établir les fondations de leur film. Jenna Ortega est multiple : à la fois groupie, avatar d’Abel pour évoquer ses problèmes avec sa mère (du moins c’est ce que nous avons pensé), mais aussi son Jiminy Cricket qui le tance vertement pour ses rapports avec les jeunes fans avec lesquelles il couche puis les abandonne sans égards. Le personnage du manager, Lee, joué par Barry Keoghan, est plus difficile à cerner. Une scène évoque ses origines irlandaises : il raconte son passé, son éducation catholique. Il incarne à la fois une figure tentatrice (on pense à Antonio Banderas dans Knight of Cups), cynique, et une présence ambivalente, entre guide et menace, mais moins clairement métaphorique, semble-t-il, qu’Anima. C’est aussi ce qui rend le film déstabilisant : il saute de l’allégorie à l’autofiction sans crier gare.
Devant Hurry Up Tomorrow, il y a un cinéaste auquel on pense beaucoup : Nicolas Roeg. Ancien chef opérateur, Roeg a lui aussi filmé magnifiquement des rock stars — Mick Jagger (Performance, 1970, coréalisé avec Donald Cammell) ou David Bowie (The Man Who Fell to Earth, 1976) — et développé un style basé sur le montage fragmenté, perclus d’ellipses sauvages et de visions mentales. À l’époque, Roeg avait bien pris soin de ne pas faire chanter ces rock stars devenus acteurs.
De Roeg, Trey Shults, qui monte lui-même ses films, a embrassé cette science du contraste entre les scènes ; d’Albert Magnoli et Prince, l’impudeur grandiloquente. Hurry Up Tomorrow n’est pas un film aimable. Il est grave, mystique, lorgne vers le cauchemar et les terreurs enfantines. Mais lorsque le chant se fait enfin entendre, a cappella, le bruit environnant en sourdine, c’est le monde qui s’illumine à nouveau.
Francis Lawrence transforme une route anonyme au milieu de la compagne en
petit théâtre de la virilité américaine. Sur l’asphalte va se jouer un
spectacle dont la règle est aussi simple que mortifère : marcher sans
s’arrêter, sous peine d’être exécuté. La route n’est pas seulement le terrain où
se déploie cette compétition macabre, elle est la scène où vont être exposées
différentes facettes de la masculinité.
En effet, seuls des jeunes garçons majeurs et volontaires peuvent concourir
espérant décrocher la prime qui récompense le vainceur, i.e. le seul survivant.
Marche ou crève ne comporte qu’un seul personnage féminin, la mère du
héros. C’est un huis-clos à ciel ouvert, somme toute radical dans son
dispositif puisqu’on ne quitte jamais le groupe hormis quelques brefs flash-backs.
Marche ou crève fonctionne comme une anthologie de l’amitié virile. Tout
au long de la compétition, les marcheurs semblent rejouer le best of des
scènes de camaraderie que l’on retrouve habituellement dans les films de guerre
ou de sport : confidences sur les traumatismes de l’enfance souvent liés à
l’absence de papa, amour inconditionnel pour maman (incarnée ici en une sorte
de pieta), soutiens physiques et moraux face à la fatigue, larmes
collectives devant la mort d’un compagnon, prières à Dieu pour conjurer la
souffrance tout en se projetant dans une vie forcément meilleure après la mort.
Habituellement, ces moments sont situés dans les pics des récits, pour exalter
l’héroïsme ou cimenter l’unité du groupe. Ici, leur accumulation volontairement
mécanique leur ôte tout impact. Lawrence les empile comme un ouvrier empilerait
des parpains pour construire un bâtiment. La convention apparait très vite pour
ce qu’elle est : une rhétorique héroïque répétée ad nauseam. Et quand on
découvre la maison construite à la fin, on est sidéré que le temple à la gloire
de l’amitié masculine qu’on croyait en cours d’édification soit en réalité son
mausolée.
Il y a bien un personnage négatif dans ce groupe de jeunes gens sympathiques
et tellement altruistes, celui de Gary Berkovitch (Charlie Plummer). Cheveux
longs, un peu artiste, ludion hystérique qui court partout, il est également
homophobe (il s’en prend à un des marcheurs et provoque, accidentellement, sa
mort), agressif, raciste, excusez du peu ; il semble être le réceptacle
toutes les dérives possibles du masculinisme laissant ses camarades immaculés. En
faisant de ce personnage un paratonerre, le groupe peut exister sans remise en
question. Or Berkovitch, malgré sa rebellion affichée, ne rêve que
d’intégration. Quand on oublie de lui demander s’il voudra bien prendre soin de
la veuve du seul participant marié s’il sort vainqueur de l’épreuve, il se met
à geindre comme un petit garçon capricieux parce qu’on l’a mis de côté. Ce
révolté veut en être. Et lorsqu’il se se suicide, c’est la mauvaise conscience
qui se retrouve éliminée d’elle-même. Ce corps sacrifié permet à la communauté d’éprouver
le mirage que le Mal a été anéanti.
Cette compétition létale a une particularité importante : les marcheurs
ne sont pas enrôlés de force, mais ils sont volontaires. Ils ont choisi de
participer à ce concours dont ils connaissent pourtant l’issue inéluctable. Chacun
a une raison plus ou moins caché de participer, mais tout de même, ce suicide
quasi certain les amènera-t-il à réaliser leur projet secret ? Et surtout,
comment s’émouvoir d’un enfer dans lequel les martyrs se sont eux-mêmes projetés
tout en étant visiblement fiers d’éprouver la souffrance ? Problème et solution
se confondent, et le spectateur semble être le témoin d’un sophisme.
La mise en scène accentue cette critique en refusant de donner un visage aux
spectateurs du show filmé par quelques discrères caméras. On sait pourtant qu’ils
sont là, devant leurs télévisuers. Mais Francis Lawrence choisit de ne pas les
filmer. Leur absence désigne par défaut le spectateur réel : c’est nous qui
regardons, fascinés, dans l’obscurité de la salle, ce défilé macabre. Le film
pointe ainsi la complicité de tout public moins pour son voyeurisme face à la
souffrance humaine que de sa propre émotion factice face aux épanchements les
plus lacrymaux. Le cinéaste ne cherche d’ailleurs à nous faire ressentir la
souffrance des participants, la mise en scène de la marche est assez simple et
ne change pas de tout le métrage. Tout le monde avance doucement, en cadence,
dans une sorte de rythme hypnotique qui s’apparente pour le spectateur à du
surplace. On a affaire à une distanciation, comme on dit, quasi brechtienne.
En arrière-plan, c’est une vision de l’Amérique qui se dessine. Une Amérique
qui invoque Dieu, célèbre les mères comme des madonnes et pleure les pères
disparus, qui érige la camaraderie virile en ciment social, tout en organisant
le sacrifice de sa jeunesse (même si on ne saurait résumer la jeunesse à cette
poignée de jeunes gens). La dictature évoquée par le récit ne s’est pas imposée
pas par la force seule : elle prospère parce qu’elle s’appuie sur ces valeurs
viriles traditionnelles, transmises comme nobles et héroïques, mais qui
deviennent, poussées à l’extrême, les fondations de la servitude.
La présence de Mark Hamill (qui s’est fait la tête de Paul Schrader !),
incarnation glaciale du chef, inscrit le film dans une filiation évidente. Ses
injonctions rappellent le sergent instructeur de Full Metal Jacket.
Comme chez Kubrick, la camaraderie imposée et les routines virilistes finissent
par faire sombrer certains dans la folie, et le suicide d’un des marcheurs fait
directement écho à celui de « Baleine » (ils se tuent de la même façon). Mais
ironie de la chose, c’est un film qui n’a même plus besoin de la guerre pour
mettre des hommes entre eux ; nul nécessité politique à ce que les hommes
soient regroupés, ils le sont parce qu’ils le sont. Effrayante tautologie.
Lawrence ne se contente pas de déconstruire les postures héroïques. Il fait
contraster les discours exaltés de nos jeunes expendables à la déchéance
la plus brutale de leurs corps. Par deux fois, le cinéaste filme un marcheur se
déféquer dessus – certes, il ne va pas jusqu’à filmer les deux héros dans cette
situation et réserve ces scènes à des personnages secondaires. Ce que le cinéma
passe généralement sous silence, Lawrence le montre frontalement : l’épuisement
jusqu’à la perte des fonctions élémentaires, l’humiliation d’un corps réduit à
sa matière et à son odeur pestilentielle (le héros demande à un camarade de s’écarter
après qu’il se soit soulagé dans son pantalon – tout le monde rit alors de bon
cœur, laissant nous spectateur dans un état de malaise). Ces scènes
insoutenables rappellent que les grands récits spirituels ou patriotiques se dressent
sur de la merde.
Marche ou crève n’est pas une fresque de la
camaraderie héroïque, mais l’exposition crue de la mécanique d’une masculinité exaltée
jusqu’à l’absurde. Le film de Francis Lawrence n’est pas simplement une
dystopie, c’est une parabole politique. Elle montre comment la glorification de
la force, de l’endurance et de l’esprit de corps – valeurs auxquelles
l’Amérique aime s’identifier – est le terreau propice à faire advenir un
pouvoir autoritaire à faire du sacrifice collectif au nom du libre arbitre l’outil
de perpétuation de ce pouvoir.