Tic, tac tic tac...
le temps passe... tic, tac...
« Si
vous connaissiez le temps aussi bien que moi, dit le chapelier de Alice au pays des merveilles, vous sauriez qu’on ne le perd pas, il se
perd tout seul ». Ridley Scott, 85 ans passés, lui a décidé d’en
gagner. Il travaille frénétiquement, comme réalisateur ou comme producteur, comme
s’il voulait nager à contre-courant du temps. Comme s’il fallait faire feux de
tout bois pour espérer laisser encore quelques traces pour l’éternité.
Tout l’argent du monde
a été fabriqué dans des délais records. C'est pendant la sortie de Alien : Covenant en avril 2017 que Scott prend connaissance du scénario. Deux mois plus tard, le film entre déjà en
tournage pour une date de sortie fixée à Noël de la même année, histoire de
devancer la mini-série de Danny Boyle, produite en parallèle, sur le même sujet.
Pour ajouter de la complexité à ce planning déjà intenable, Scott trouve le
moyen de le rendre encore plus acrobatique : alors que le film est presque
terminé et doit être projeté à un festival début novembre, son acteur Kevin
Spacey est éclaboussé par un scandale sexuel. Ni une ni deux, le cinéaste coupe
court à la polémique qui se profile et décide de remplacer Spacey par
Christopher Plummer, et de retourner toutes les scènes concernant le personnage de
J.P. Getty, le tout sans bouger la date de sortie. Un exploit logistique
tellement insensé qu’il a largement servi de support à la promotion du film. Comme
si au fond, il n’y avait pas forcément tant de choses que ça à raconter en
dehors de la célébration de l’obstination de Scott. La célérité comme un fin en
soi, un art de filmer comme on dirait un art
de vivre.
Ridley Scott a beau aller vite, corriger suffisamment vite
sa copie pour qu’on ne voit pas les changements, il ne peut pas cacher que le
temps a passé. Entre le « montage Spacey » et le « montage
Plummer », Getty est passé d’un comédien grimé en vieillard à un vieillard
pour de vrai ; Mark Wahlberg joufflu dans les trois quarts de ses plans a les
traits creusées dans les scènes retournées ; une partie de tennis se déroulant sous un
temps ensoleillé avec des joueuses en
jupette (scène toujours visible dans la bande-annonce) a été remplacée par une séance
de ball trap dans une ambiance automnale où tout le monde est chaudement
couvert. En français, weather et time ne font qu’un.
Cette rapidité d’exécution
trouve également un écho dans la précipitation de plusieurs des personnages.
Les kidnappeurs ratent leur enlèvement faute d’avoir réfléchi au fait que cette
affaire pourrait prendre plus de temps que prévu. L'enquêteur Fletcher Chase conclut hâtivement à un autokidnapping de Getty Jr. après avoir mené son
enquête en six-quatre-deux.
Le contraire de cette pulsion de vie, combien même aboutirait-elle
au désastre, serait la pulsion de mort, figurée par Getty. Ressemblant à un
vieux parchemin ridé, il ne vit que pour l’art, « cette botanique de la
mort [...] que nous appelons la culture » comme le désignait poétiquement Chris
Marker dans Les Statues meurent aussi.
Finalement, seuls les avocats ont l’air de tirer leur épingle du jeu, sans
doute parce qu’eux savent parler un autre temps que le nôtre, celui du temps
judiciaire.
Le temps fait donc son oeuvre, inéluctablement, malgré
l’énergie déployée par Scott pour le prendre de cours. Tout l’argent du monde marquera-t-il l’histoire du
cinéma comme Alien ou Blade Runner ? Le futur ne s’achète
pas, pas plus que l’éternité. Même avec tout l’argent du monde. Il ne nous reste plus qu'à prendre notre mal en patience.