A bientôt j'espère

(To Chris M.)

mercredi 17 septembre 2025

MARCHE OU CREVE de Francis Lawrence (critique)

 


A STRAIGHT STORY 

Francis Lawrence transforme une route anonyme au milieu de la compagne en petit théâtre de la virilité américaine. Sur l’asphalte va se jouer un spectacle dont la règle est aussi simple que mortifère : marcher sans s’arrêter, sous peine d’être exécuté. La route n’est pas seulement le terrain où se déploie cette compétition macabre, elle est la scène où vont être exposées différentes facettes de la masculinité.

En effet, seuls des jeunes garçons majeurs et volontaires peuvent concourir espérant décrocher la prime qui récompense le vainceur, i.e. le seul survivant. Marche ou crève ne comporte qu’un seul personnage féminin, la mère du héros. C’est un huis-clos à ciel ouvert, somme toute radical dans son dispositif puisqu’on ne quitte jamais le groupe hormis quelques brefs flash-backs.

Marche ou crève fonctionne comme une anthologie de l’amitié virile. Tout au long de la compétition, les marcheurs semblent rejouer le best of des scènes de camaraderie que l’on retrouve habituellement dans les films de guerre ou de sport : confidences sur les traumatismes de l’enfance souvent liés à l’absence de papa, amour inconditionnel pour maman (incarnée ici en une sorte de pieta), soutiens physiques et moraux face à la fatigue, larmes collectives devant la mort d’un compagnon, prières à Dieu pour conjurer la souffrance tout en se projetant dans une vie forcément meilleure après la mort. Habituellement, ces moments sont situés dans les pics des récits, pour exalter l’héroïsme ou cimenter l’unité du groupe. Ici, leur accumulation volontairement mécanique leur ôte tout impact. Lawrence les empile comme un ouvrier empilerait des parpains pour construire un bâtiment. La convention apparait très vite pour ce qu’elle est : une rhétorique héroïque répétée ad nauseam. Et quand on découvre la maison construite à la fin, on est sidéré que le temple à la gloire de l’amitié masculine qu’on croyait en cours d’édification soit en réalité son mausolée. 

Il y a bien un personnage négatif dans ce groupe de jeunes gens sympathiques et tellement altruistes, celui de Gary Berkovitch (Charlie Plummer). Cheveux longs, un peu artiste, ludion hystérique qui court partout, il est également homophobe (il s’en prend à un des marcheurs et provoque, accidentellement, sa mort), agressif, raciste, excusez du peu ; il semble être le réceptacle toutes les dérives possibles du masculinisme laissant ses camarades immaculés. En faisant de ce personnage un paratonerre, le groupe peut exister sans remise en question. Or Berkovitch, malgré sa rebellion affichée, ne rêve que d’intégration. Quand on oublie de lui demander s’il voudra bien prendre soin de la veuve du seul participant marié s’il sort vainqueur de l’épreuve, il se met à geindre comme un petit garçon capricieux parce qu’on l’a mis de côté. Ce révolté veut en être. Et lorsqu’il se se suicide, c’est la mauvaise conscience qui se retrouve éliminée d’elle-même. Ce corps sacrifié permet à la communauté d’éprouver le mirage que le Mal a été anéanti.

Cette compétition létale a une particularité importante : les marcheurs ne sont pas enrôlés de force, mais ils sont volontaires. Ils ont choisi de participer à ce concours dont ils connaissent pourtant l’issue inéluctable. Chacun a une raison plus ou moins caché de participer, mais tout de même, ce suicide quasi certain les amènera-t-il à réaliser leur projet secret ? Et surtout, comment s’émouvoir d’un enfer dans lequel les martyrs se sont eux-mêmes projetés tout en étant visiblement fiers d’éprouver la souffrance ? Problème et solution se confondent, et le spectateur semble être le témoin d’un sophisme.

La mise en scène accentue cette critique en refusant de donner un visage aux spectateurs du show filmé par quelques discrères caméras. On sait pourtant qu’ils sont là, devant leurs télévisuers. Mais Francis Lawrence choisit de ne pas les filmer. Leur absence désigne par défaut le spectateur réel : c’est nous qui regardons, fascinés, dans l’obscurité de la salle, ce défilé macabre. Le film pointe ainsi la complicité de tout public moins pour son voyeurisme face à la souffrance humaine que de sa propre émotion factice face aux épanchements les plus lacrymaux. Le cinéaste ne cherche d’ailleurs à nous faire ressentir la souffrance des participants, la mise en scène de la marche est assez simple et ne change pas de tout le métrage. Tout le monde avance doucement, en cadence, dans une sorte de rythme hypnotique qui s’apparente pour le spectateur à du surplace. On a affaire à une distanciation, comme on dit, quasi brechtienne.

En arrière-plan, c’est une vision de l’Amérique qui se dessine. Une Amérique qui invoque Dieu, célèbre les mères comme des madonnes et pleure les pères disparus, qui érige la camaraderie virile en ciment social, tout en organisant le sacrifice de sa jeunesse (même si on ne saurait résumer la jeunesse à cette poignée de jeunes gens). La dictature évoquée par le récit ne s’est pas imposée pas par la force seule : elle prospère parce qu’elle s’appuie sur ces valeurs viriles traditionnelles, transmises comme nobles et héroïques, mais qui deviennent, poussées à l’extrême, les fondations de la servitude.

La présence de Mark Hamill (qui s’est fait la tête de Paul Schrader !), incarnation glaciale du chef, inscrit le film dans une filiation évidente. Ses injonctions rappellent le sergent instructeur de Full Metal Jacket. Comme chez Kubrick, la camaraderie imposée et les routines virilistes finissent par faire sombrer certains dans la folie, et le suicide d’un des marcheurs fait directement écho à celui de « Baleine » (ils se tuent de la même façon). Mais ironie de la chose, c’est un film qui n’a même plus besoin de la guerre pour mettre des hommes entre eux ; nul nécessité politique à ce que les hommes soient regroupés, ils le sont parce qu’ils le sont. Effrayante tautologie.  

Lawrence ne se contente pas de déconstruire les postures héroïques. Il fait contraster les discours exaltés de nos jeunes expendables à la déchéance la plus brutale de leurs corps. Par deux fois, le cinéaste filme un marcheur se déféquer dessus – certes, il ne va pas jusqu’à filmer les deux héros dans cette situation et réserve ces scènes à des personnages secondaires. Ce que le cinéma passe généralement sous silence, Lawrence le montre frontalement : l’épuisement jusqu’à la perte des fonctions élémentaires, l’humiliation d’un corps réduit à sa matière et à son odeur pestilentielle (le héros demande à un camarade de s’écarter après qu’il se soit soulagé dans son pantalon – tout le monde rit alors de bon cœur, laissant nous spectateur dans un état de malaise). Ces scènes insoutenables rappellent que les grands récits spirituels ou patriotiques se dressent sur de la merde.  

Marche ou crève n’est pas une fresque de la camaraderie héroïque, mais l’exposition crue de la mécanique d’une masculinité exaltée jusqu’à l’absurde. Le film de Francis Lawrence n’est pas simplement une dystopie, c’est une parabole politique. Elle montre comment la glorification de la force, de l’endurance et de l’esprit de corps – valeurs auxquelles l’Amérique aime s’identifier – est le terreau propice à faire advenir un pouvoir autoritaire à faire du sacrifice collectif au nom du libre arbitre l’outil de perpétuation de ce pouvoir.

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