Sur le tournage de Un homme qui me plait |
© 1969 Les Films 13 / Les Films Ariane / Les Productions Artistes Associés / Delphos
Texte écrit dans le cadre du travail pour le livret Lelouch/Belmondo qui accompagnait la sortie d'un coffret réunissant les trois films sur lesquels l'acteur et le réalisateur avaient collaboré (Un homme qui me plaît, Itinéraire d'un enfant gâté, Les misérables).
3, UN CHIFFRE PORTE-BONHEUR
La première rencontre entre Jean-Paul Belmondo et Claude Lelouch date de 1963. Cette année-là, Claude Lelouch est mandatée par Unifrance, l’organisme de promotion du cinéma français à l’étranger, pour tourner un portrait de l’acteur en pleine ascension après le succès de A bout de souffle, afin de ne pas perdre de temps et de faire découvrir la star en devenir à des publics internationaux.
A l’époque, Lelouch, qui n’a pas encore tourné Un homme et une femme, mais a tout de même cinq longs-métrages à son actif, filme régulièrement des scopitones (ancêtre des clips). C’est grâce à cette expérience sur des formats courts mettant en valeur des vedettes qu’Unifrance lui propose de tourner ce court-métrage documentaire pour lequel il a quartier libre.
Lelouch découvre alors en Jean-Paul Belmondo un jeune homme joyeux et déconneur, qui l’emmène faire du football dans sa voiture de sport, avec lequel il passe du bon temps, et traite le jeune cinéaste d’entrée de jeu comme un copain. Lelouch est impressionné par la façon dont Belmondo met tout le monde à l’aise et sa propension à jouir de la vie à chaque seconde. Lelouch décide alors de filmer cet homme finalement simple, à qui le mirage de la notoriété n’a pas fait tourner la tête ; dans sa vie quotidienne faite d’amusements, loin de chercher à consolider son statut de vedette. Ce film d’une dizaine de minutes est malheureusement aujourd’hui disparu.
Pendant les années qui suivent, la promesse Belmondo est tenue au centuple. Il enchaine en quelques années une série de réussites impressionnantes : Léon Morin, prêtre, Une femme est une femme, Cartouche, Le Doulos, Un singe en hiver, Week-end à Zuydcoote, Pierrot le fou... Ce n’est qu’en 1969, six ans après leur première rencontre, que Lelouch et Belmondo vont enfin travailler ensemble sur un long-métrage de fiction. Ce sera Un homme qui me plaît. Tourné aux Etats-Unis, cette comédie romantique et ludique s’attache aux aventures sentimentales d’un compositeur de musiques de films mais s’achève dans la mélancolie la plus totale. Un morceau déchirant de Francis Lai composé pour la bande-originale s’intitule très justement Concerto pour la fin d’amour. Si le tournage se passe à merveille, Belmondo apprécie la légèreté qu’offre Lelouch sur un plateau – légèreté tout de même perturbée par la législation américaine très rigide sur les conditions de tournage, le public n’est pas au rendez-vous ; peut-être est-il désarçonné d’avoir pour héros un personnage volage aux défauts aussi exacerbés. Mais Lelouch l’a toujours dit, il n’a aucun intérêt pour les superhéros et seuls l’intéresse les Hommes dans toute leur complexité. Au fil du temps, Un homme qui me plait est devenu un des films les plus célébrés de Lelouch dans le monde. Il y a quelques années, Jean Dujardin reconnaissait l’avoir vu quarante fois, et quand celui qu’on qualifiait de fils spirituel de Belmondo tourna avec Claude Lelouch, ce fut Un + Une, une variation sur Un homme qui me plaît.
Les chemins de Lelouch et Belmondo vont alors diverger pendant presque vingt ans. Belmondo continue d’être un des acteurs les plus populaires de France, jusqu’à devenir dans les années quatre-vingt cet icône dont le nom sur l’affiche est plus gros que le titre des films. Au fil du temps, l’acteur prend moins de risques, tournant dans des films à formule, formule qui finira par donner quelques signes d’essoufflement.
Lelouch enchaine de son côté les longs-métrages, et tourne certains de ses plus gros succès comme L’aventure c’est l’aventure ou La bonne année. Les années quatre-vingt sont celles des fresques monumentales (Les uns et les autres, Edith et Marcel) avant un retour à des films et à des productions plus modestes (Attention Bandits) ou en terrain connu (la suite d’Un Homme et une femme, 20 ans déjà). C’est à cette époque que Lelouch se dit lassé par le cinéma et pense même divorcer du grand amour de sa vie. En vingt-cinq ans de carrière, et presque autant de films, il a travaillé de façon acharnée. On peut concevoir qu’une certaine fatigue se fasse sentir.
En 1987, ce sont donc deux hommes vivant un moment de doute après des carrières brillantes, mais harassantes, qui se retrouvent alors. Claude Lelouch le reconnait volontiers : « Jean-Paul et moi on a eu un creux avec le public, on était moins « bankable » ; on décide alors de produire Itinéraire d’un enfant gâté tous les deux et de prendre tous les risques, on va parler de la mort, de la famille, de choses sérieuses, mais sous forme de comédie ». Et le risque paie puisque c’est un succès avec plus de 3 millions de spectateurs, résultat tout à fait exceptionnel pour un film voyageur privilégiant le vagabondage aux routes toutes tracées.
Lelouch repart de plus belle et enchaine comme à son habitude les tournages ; Belmondo, lui, ralentit sa carrière au cinéma pour lui préférer le théâtre où il brille désormais. Après Kean, il endosse l’habit de Cyrano. Le temps des polars musclés est révolu, Belmondo assume son âge, il vient de franchir la soixantaine.
Lelouch et Belmondo attendent avant de trouver le bon projet pour se réunir à nouveau. Quel personnage symbolise le mieux la possibilité d’un homme à se rédempter que celui de Jean Valjean ? Personnage mythique de Victor Hugo campé au cinéma par des acteurs qui le sont tout autant... Après trente ans de carrière, Jean-Paul Belmondo a la carrure et l’épaisseur psychique, celle qu’on n’acquiert qu’à travers l’expérience et le temps, pour jouer Valjean. Les Misérables sera aussi évidemment un film de Claude Lelouch, qui réinvente le roman avec sa sensibilité et transpose l’histoire au XXe siècle.
Les Misérables sera donc la troisième rencontre au cinéma entre Claude Lelouch et Jean-Paul Belmondo. Ces dernières années, le cinéaste français pensait réunir l’acteur et Richard Anconina pour une suite d’Itinéraire d’un enfant gâté ; un peu comme il avait donné une continuation crépusculaire à Un Homme et une femme avec Les plus belles années d’une vie. Mais la santé défaillante de Jean-Paul Belmondo depuis de nombreuses années empêcha le projet de se concrétiser.
Il nous reste de cette amitié, amitié amicale et cinéphilique, à nous spectateurs trois films inoubliables. Trois films, c’est finalement peu quand on compte le nombre d’œuvres de chacun. Trois films qui ont été des rendez-vous réguliers mais espacés dans le temps – loin de ses collaborations cinéaste/acteur qui se joue souvent sur une période donnée avant que chacun reparte de son côté. On se dit que Belmondo aurait pu ne jamais tourner pour Lelouch et Lelouch aurait pu tourner autant de films sans jamais faire appel à Belmondo. Chacun menait sa carrière en parallèle sans qu’aucune nécessité apparente n’impose de les réunir. Et c’est peut-être le plus beau dans tout ça : ces trois films ont été faits parce que les deux hommes avaient envie de les faire, loin de tout calcul, de toute stratégie, ou d’un air du temps opportuniste. Trois films faits à des moments charnières de vie, moment durant lesquels on a besoin de se reposer un peu sur l’épaule d’un bon copain. Trois films faits pour le plaisir de faire, pour être l’un avec l’autre, pour jouer ensemble, comme si c’était l’heure de la récréation.