vendredi 27 avril 2018

LE PRIX DU TEMPS (à propos de "Tout L'argent du monde" de Ridley Scott)




Tic, tac tic tac... le temps passe... tic, tac... 

« Si vous connaissiez le temps aussi bien que moi, dit le chapelier de Alice au pays des merveilles, vous sauriez qu’on ne le perd pas, il se perd tout seul ». Ridley Scott, 85 ans passés, lui a décidé d’en gagner. Il travaille frénétiquement, comme réalisateur ou comme producteur, comme s’il voulait nager à contre-courant du temps. Comme s’il fallait faire feux de tout bois pour espérer laisser encore quelques traces pour l’éternité.  

Tout l’argent du monde a été fabriqué dans des délais records. C'est pendant la sortie de Alien : Covenant en avril 2017 que Scott prend connaissance du scénario. Deux mois plus tard, le film entre déjà en tournage pour une date de sortie fixée à Noël de la même année, histoire de devancer la mini-série de Danny Boyle, produite en parallèle, sur le même sujet. Pour ajouter de la complexité à ce planning déjà intenable, Scott trouve le moyen de le rendre encore plus acrobatique : alors que le film est presque terminé et doit être projeté à un festival début novembre, son acteur Kevin Spacey est éclaboussé par un scandale sexuel. Ni une ni deux, le cinéaste coupe court à la polémique qui se profile et décide de remplacer Spacey par Christopher Plummer, et de retourner toutes les scènes concernant le personnage de J.P. Getty, le tout sans bouger la date de sortie. Un exploit logistique tellement insensé qu’il a largement servi de support à la promotion du film. Comme si au fond, il n’y avait pas forcément tant de choses que ça à raconter en dehors de la célébration de l’obstination de Scott. La célérité comme un fin en soi, un art de filmer comme on dirait un art de vivre.

Ridley Scott a beau aller vite, corriger suffisamment vite sa copie pour qu’on ne voit pas les changements, il ne peut pas cacher que le temps a passé. Entre le « montage Spacey » et le « montage Plummer », Getty est passé d’un comédien grimé en vieillard à un vieillard pour de vrai ; Mark Wahlberg joufflu dans les trois quarts de ses plans a les traits creusées dans les scènes retournées ;  une partie de tennis se déroulant sous un temps ensoleillé avec des joueuses en jupette (scène toujours visible dans la bande-annonce) a été remplacée par une séance de ball trap dans une ambiance automnale où tout le monde est chaudement couvert. En français, weather et time ne font qu’un.

Cette rapidité d’exécution trouve également un écho dans la précipitation de plusieurs des personnages. Les kidnappeurs ratent leur enlèvement faute d’avoir réfléchi au fait que cette affaire pourrait prendre plus de temps que prévu. L'enquêteur Fletcher Chase conclut hâtivement à un autokidnapping de Getty Jr. après avoir mené son enquête en six-quatre-deux. 

Le contraire de cette pulsion de vie, combien même aboutirait-elle au désastre, serait la pulsion de mort, figurée par Getty. Ressemblant à un vieux parchemin ridé, il ne vit que pour l’art, « cette botanique de la mort [...] que nous appelons la culture » comme le désignait poétiquement Chris Marker dans Les Statues meurent aussi. Finalement, seuls les avocats ont l’air de tirer leur épingle du jeu, sans doute parce qu’eux savent parler un autre temps que le nôtre, celui du temps judiciaire.

Le temps fait donc son oeuvre, inéluctablement, malgré l’énergie déployée par Scott pour le prendre de cours. Tout l’argent du monde marquera-t-il l’histoire du cinéma comme Alien ou Blade Runner ? Le futur ne s’achète pas, pas plus que l’éternité. Même avec tout l’argent du monde. Il ne nous reste plus qu'à prendre notre mal en patience.