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Clint Eastwood et ses acteurs |
Le 15h17 pour l'OASIS
"Il y a une différence entre connaître
le chemin et arpenter
le chemin" Morpheus, Matrix
Sorti sans quasiment de promotion
ni projections de presse telle la dernière comédie française avec Christian
Clavier, régulièrement considéré comme le pire film sa carrière par ceux qui
sont allés le voir en salles, Clint Eastwood s'est rarement fait autant
détruire que pour
le 15h17 pour Paris.
Même le sympathique mais nanardesque
La
relève ou l'affreux
Créance de sang
avaient reçu un meilleur accueil en leur temps, et
Firefox ou
La sanction
avaient pour eux l’excuse de l’absence de sérieux. Adapté d'un fait divers
survenu à peine trois ans plus tôt, Eastwood donne l'impression de tourner
n'importe quoi n'importe comment, quand bien même il n'y aurait rien à raconter
si ce n’est de recenser les bonnes nouvelles de l'héroïsme
made in USA. Un
avion a amerri ? Cela donnera
Sully.
Un attentat a été évité en Europe par trois Gi’s en vacances ? Cela donnera
Le 15h17 pour Paris. D'ailleurs ces deux
films aux sujets minimalistes sont aussi les plus courts de sa carrière. 1h37
pour
Sully, 1h33 pour
Le 15h17.
Un colosse à la pensée agile. Longtemps défendu par ses
thuriféraires comme un homme qui aurait injustement été traité de fasciste à
une époque où beaucoup d'entre nous n'étaient pas nés, ce sont bizarrement ses œuvres
les plus originales et les plus humaines comme Au-delà ou ce 15h17 qui sont
accueillies comme des navets de la pire espèce. Evidemment, voir le solide-cinéaste-réalisateur
de westerns crépusculaires et de polars musclés filmer une journaliste
française projeter d'écrire une biographie de François Mitterrand ou situer son
climax dans un salon du livre où Derek Jacoby jouant son propre rôle fait une lecture publique (Au-delà), ou finir son film par un
discours in extenso de François
Hollande (avec en doublure dos Patrick Braoudé sic) peut avoir quelque chose de
déstabilisant. Qui aurait imaginé Dirty Harry ou le Pale Rider s’intéressant un
jour à pareils sujets ? Mais c'est la preuve que Eastwood continue de se
passionner sincèrement pour le monde dans lequel il vit. Pas mal pour un
cinéaste supposé réactionnaire et sénile.
Close-up Le 15h17 pour
Paris relate l’attentat du Thalys empêché par de
valeureux soldats américains avec les vrais militaires dans leur propre rôle. Sully montrait les erreurs engendrées
par les simulations ; comme pour aller plus loin, Eastwood reconstitue
l'événement au plus près de la réalité en engageant les trois héros car il sait
que le facteur humain est primordial. Cette décision n’a pas été aussi évidente
puisqu’on apprend dans un des suppléments qu’un casting classique a eu lieu
avant que Eastwood, sur un coup de tête, décide de les engager (« I like
to try crazy things » dit le cinéaste). Entre Rossellini et Kiarostami, Eastwood
mélange fiction et documentaire sans attribuer à l’un ou à l’autre une place
trop définie. Le réel, nos trois soldats se le prennent en pleine face de
leur enfance à leur vie de jeune adulte : entre l’école catholique qui les
rejette très vite pour cause d’inadaptabilité, la guerre qui leur est vendue
dans des spots publicitaires très différents de l'inaction qui les attend sur
place, l’espoir de servir leur pays qui leur est refusé pour des motifs
médicaux, Eastwood filme des gens ordinaires sans misérabilisme, sans condescendance,
sans cynisme. On n’a pas souvent vu de films sonner aussi « vrai »
dans leur description sans fard du quotidien, fait de petites humiliations, d’espoirs
déçus et de beaucoup d'ennui. Et que ceux qui voit de la propagande dans ce film me citent une image
plus glaçante sur l’Amérique que celle du garçon sortant de son armoire à
jouets un arsenal d’armes à air comprimé pour s’amuser avec ses copains en
forêt.
V.R. Lorsque les trois soldats en vacances partent visiter l’Europe, ils
vont pénétrer un monde ancestral très différent, entre ruines antiques et
mythologie, sans doute pour y chercher naïvement de l’authenticité. Cet eurotrip, aussi lent que celui des Lois de l’attraction était rapide, sera
tout aussi irréel. Ils vont de cliché en cliché et passent littéralement leur
temps à se photographier – perche à selfies
à gogo – comme s’ils étaient dans un jeu vidéo immersif, Eastwood nous montrant
les joueurs évoluer dans ce jeu à ciel ouvert. Imaginez Le 15h17 pour Paris comme un Ready
Player One où jeu et réalité se confondraient et se répondraient sans cesse
sans qu’on sache jamais ce qui est vrai et ce qui est virtuel, les deux pouvant
l’être en même temps. Comme dans un jeu vidéo, nos héros traverseront des
arènes et rencontreront des danseuses trop belles pour eux dans des clubs à
Amsterdam. Mais tout n’est pas faux non plus dans ce monde, et ils découvriront
par exemple comment l’histoire peut être réécrite du point de vue de celui qui
l’enseigne, scène simple mais marquante où nos héros découvrent, via un guide touristique,
qui leur donne une vision différente de ce qu’ils tenaient pour acquis, que des
mondes différents coexistent sans doute, que la « réalité » est un
concept complexe et mouvant. Les héros de Eastwood ne sont pas moins « geeks »
que les héros du Spielberg (qui, rappelons-le, produisit Mémoires de nos pères), et eux aussi passent leur temps dans un
monde fantasmé, entre jeu vidéo et références cinématographiques (Kubrick est
une référence partagée : dans Ready Player One il s'agit de Shining ; dans Le 15h17, un poster de Full
Metal Jacket est accroché dans la chambre d’un des héros ; à noter que Eastwood prend acte d'être lui même une icône puisque Alek Skarlatos porte un T-shirt à son effigie dans une scène). Mais ces
exercices ludiques (les jeux vidéos, les combats avec armes factices) leur
seront tout aussi profitables. Dans cette analogie, le combat final contre le
terroriste pourrait avoir la valeur du boss de fin. Mais non seulement Eastwood
ne se permettrait pas une comparaison aussi douteuse, mais surtout, cette scène
finale à moins valeur d’un accomplissement qu’une remise en cause rétrospective
de tous ceux qui avaient refusé de croire en eux (l’école, l’armée). Finalement,
si Eastwood a engagé les trois jeunes gens comme acteur, c’est une façon concrète de
montrer que lui leur accorde vraiment sa confiance.
Game on La scène de l’attentat est incroyablement brève, sale,
filmée sans le moindre ralenti ni le moindre plaisir. Il n’y a même pas de
suspense pour l’introduire. La raison d’être du film est filmée a minima. Il faudra d’ailleurs une
featurette d’une durée équivalente à
la scène (huit minutes) pour entendre, tel un commentaire audio, les héros
raconter tout ce qui leur est passé par la tête. Eastwood n’a cure de cette psychologie
a posteriori, seuls l’intéressent les actes, mais les actes dans leur contexte.
Il aura fallu l’intervention du hasard (qui, à mon sens, n’est pas du tout
synonyme de Dieu) pour mettre en valeur leurs compétences. Oeuvre simple et
expérimentale, violemment anti-institutions américaines, totalement dénuée de
pensée binaire, ouverte aux jeunes et à leurs centres d’intérêt, Le 15h17 pour Paris est un grand film de
Clint Eastwood.
***
(merci à FAL et Johanna Dayan)