Le réalisateur Thomas Jenkoe (à gauche) en compagnie d'un clandestin |
Le générique précise « un documentaire mise en scène
par Thomas Jenkoe ». Cette façon d’insister sur le pouvoir du réalisateur
sur la construction du réel n’est pas anodin, dans un genre où la mise en
scène en souvent mal vue, synonyme de
manipulation de la réalité. Hors tout documentaire à sa part de manipulation,
si ce n’est provoquée sur le plateau, du moins dans le montage, le choix des
plans leur organisation. Mais Thomas Jenkoe va plus loin que cela, et il aurait pu ajouter qu’en outre d’être le
metteur en scène, il est aussi l’acteur principal de son film, présent en
permanence à l’écran.
Le jeune Thomas, réalisateur, photographe, artiste, se
retrouve donc dans la ville d’Alfortville, au complexe hôtelier de Chinagora, une gigantesque pagode sur pilotis se trouvant
à l’embranchement de la Marne et de la Seine. Boisures rouges, portail avec
dragons, un morceau de Chine kitsch implante en proche banlieue, où séjournent
essentiellement des touristes chinois arrivant par car entier. Aux abords des bâtiments, des exclus du
système passent la nuit dans des escaliers ou des abris de béton. Que fait
Thomas Jenkoe ici ? On ne sait pas exactement ce qu’il vient chercher, la
seule chose que l’on sait est qu’il vient de divorcer (il en parle souvent), et
semble vouloir réaliser un documentaire
sur ces laissés pour comptes, immigrés, clandestins, abimés de la vie. Il
cherche à ouvrir le dialogue le soir, mais la communication est difficile. Il
peine à retrouver des dormeurs réguliers avec qui établir un contact prolongé, la
plupart disparaissant d’un jour à l’autre. La barrière de la langue est un
obstacle à l’entame du dialogue. Avec sa tête de jeune homme sorti d’un bac A3,
écharpe rouge autour du cou, montures de lunettes épaisses, il ressemble à un extra-terrestre
débarqué d’un autre monde. Pour approcher les gens, sa technique se résume à
distribuer des cigarettes à tour de bras avec un volontarisme naïf et touchant.
Il finit par trouver un SDF cap-verdien qu’il retrouve régulièrement. Ils ne se
comprennent pas (mais « Maalich », qui en arabe signifie « ce n’est
pas grave »), chacun parle de sa vie dans une langue incompréhensible pour
l’interlocuteur. Il donne l’impression de déranger le clandestin. Pendant ce
temps, la lune se reflète sur la Seine, des bateaux remplis de touriste
remontent le fleuve, paisiblement, avec la sensation que deux mondes très
proches se frôlent sans jamais se côtoyer. Jenkoe essaie justement de pénétrer
dans l’univers de ces clandestins, de faire que des mondes se touchent, mais
chaque tentative se solde par un échec. Lorsqu’ils tombent sur deux personnes
prolixes et parlant un français correct, c’est pour entendre une diatribe d’un
des deux hommes sur Sarkozy et les juifs se soldant par des « Hail Hitler »
avinés tandis que son comparse raconte comment l’hôpital où a accouché sa femme
a soi-disant détruit un des deux yeux de sa fille de quatre ans. Depuis il
éructe qu’« il est en guerre », mais n’a pas d’argent pour se payer
un avocat. Thomas Jenkoe reste entre les
deux hommes, en empathie « oui t’as raison c’est incroyable, mais y a des
pas avocats commis d’office pour ça ?». Il ne juge pas. Pas de discours
sociétal, social ou je ne sais quoi. Il montre des tranches de réel, brutales,
des êtres perdus, à vif. C’est à prendre ou à laisser. Le film n’a pas la naïveté de vouloir comprendre
vraiment. Venir du Cap Vert, ne pas parler français, avoir un frère en Espagne,
et dormir la nuit sous un abri de fortune à côté d’un hôtel mimant la Chine à
côté des cimenteries d’Ivry, finalement, c’est indicible. Et voir cette réalité
fait mal, très mal.
Le film n’est pas sans humour, comme cette séquence incongrue
où deux chinoises qui logent à Chinagora interpellent l’équipe du film. Elles
trouvent le lieu horrible et sont sidérées qu’un tel endroit qui singe leur
univers se trouve à proximité de Paris. L’assistant caméraman, Gwen, qui parle
mieux anglais que Jenkoe, entame la conversation avec elles. La discussion se
poursuit assis en bord de Seine. Thomas Jenkoe est comme dépossédé de son
propre film et disparait de l'écran puisque c’est son camarade qui devient la vedette de la scène, et qui
parvient rapidement à entamer un
dialogue avec des gens, un dialogue certes très éloigné du projet initial
puisque c’est un plan drague qui se met en place (les chinoises le trouvant
beau comme un mannequin) mais un vrai dialogue. Finalement il y a plus de proximité entre une
chinoise qui loge dans cet hôtel de semi luxe et ce français qui participe à un
tournage de film, qu’entre ce réalisateur perdu dans la nuit et ces silhouettes qui
hantent les abords de la Seine dans lesquelles il aurait espéré trouver des compagnons d’errance.
Cette scène est drôle mais aussi cruelle. A ce moment, on se rend compte que le
réalisateur n’est pas effectivement plus capable de communiquer avec
qui que ce soit.
Le film se conclut par un dernier dialogue entre Thomas Jenkoe et l'homme venu du Cap-Vert. Contrairement aux autres scènes où Jenkoe était
assis et l’homme souvent couché, les deux sont debout face à face, filmés de
profil. Jenkoe s’inquiète de l’avenir de son ami avant de le quitter. On ne comprend pas très bien
ce que l’homme va faire et s’il va partir du lieu comme il l'avait plusieurs fois évoqué. Jenkoe est presque excessif dans son empathie. Ce
dernier lui sert la main sans chaleur particulière. Et lui tape une dernière
cigarette.
Maalich fait
partie de ces films qui change notre regard sur le monde.
PS : on a beaucoup pensé en voyant ce film au
formidable « Eux et moi » de Stéphane Breton dont nous avions déjà
parlé, dans les deux cas le documentariste échouant à comprendre de l’ intérieur
la vie des gens qu’il filme.
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