Eux et moi, de Stéphane Breton (2001)
J’ai toujours regretté de ne pas avoir su voyager. A l’étranger, je me sens toujours comme un intrus ne regardant que la surface des choses et des gens qui se présentent à moi. Impossible d’écorcher ne serait ce qu’un peu de ma peau de touriste au regard ébloui mais creux. J’ai pourtant toujours eu la plus grande admiration pour ces gens qui parviennent à explorer les continents en parvenant à s’immerger dans une autre culture. De Nicolas Bouvier à Chris Marker, j’aime ces hommes qui me montrent l’Autre comme moi-même je n’arrive pas à le voir.
Tout ça pour dire que Stéphane Breton, ethnologue et cinéaste, a su relativiser quelque peu mes faiblesses dans son film Eux et moi. Ce film, ainsi que cinq autres du même réalisateur, viennent de sortir en dvd aux Editions Montparnasse dans un coffret intitulé L’usage du monde, vol.2 . (1)
Stéphane Breton est l’anti-touriste. Ethnologue de formation, il a rendu visite plusieurs mois par an pendant plusieurs années à la même tribu papoue de Nouvelle Guinée. Il a habité au même endroit, fréquenté les mêmes gens. Il a même appris au contact de la population leur dialecte pratiqué par seulement quelques milliers de personnes là-bas sans manuel d’apprentissage (il n’en existe pas). C’est un adolescent qui lui a appris les rudiments du langage, sans que cet « enseignant » parle une autre langue que la sienne. C’est ensuite par observation et par mimétisme que Breton a petit à petit maitrisé les rudiments pour lui permettre de dialoguer, comme un enfant apprend à parler. « Enfant » c’est ainsi que le traitent les papous qui se moquent de son maîtrise approximative de leur langue. L’ethnologue a bien du mal à être pris au sérieux. Les habitants se demandent ce qu’il peut bien faire là. Et surtout, les papous l’exploitent en permanence. Parce que c’est un blanc venu avec du matériel, il cherche à lui acheter des produits qu’il apporte. Parce qu’il maîtrise mal la langue, on essaie de l’arnaquer. Parce que c’est un homme « riche » le moindre service, la moindre parole racontée à l’homme de science doit être rémunérée. Une des premières scènes du film montre la main de Breton obligé de distribuer des billets aux habitants pour les remercier de tel ou tel service. L’ethnologue est dépité : il était venu étudier une peuplade coupée du monde que nous connaissons, il tombe sur des êtres cupides pour qui l’argent dirige tout. Il vient des années durant au même endroit pour devenir un des leurs, il restera toujours un étranger. Il fait l’effort colossal d’apprendre leur langue, on rit de lui parce qu’il parle mal. Il essaie d’être leur ami, on lui donne finalement acte de cette envie en lui proposant de participer à une ratonnade. Il essaie d’être discret pour faire son travail d’ethnologue pour que son objet d’étude se comporte comme s’il n’était pas là, on lui montre bien que sa présence n’est jamais invisible, même après des années passées là bas. Eux et moi, c’est l’anti Rendez-vous en Terre Inconnue , l’émission de Frédéric Lopez où l’animateur part avec une star chez des peuplades reculées découvrir le vrai sens des choses. Ici tout est compliqué pour le réalisateur. Tout se monnaie. Mais Breton s’accroche. Quand il se fait arnaquer par son ami, il le lui reproche. Quand un chef le tance violemment parce qu’il n’a pas fait de commerce avec lui, Breton répond. Quand des gamins l’embêtent, il les envoie vertement balader. Quand il se dégoûte de devoir rémunérer un vieil homme qui lui a raconté des rites de la peuplade, Breton filme avec intérêt le vieil homme rangeant méticuleusement son argent dans un portefeuille fait de feuilles et de tiges. Car au fond, ces gens là sont comme nous. Ils ont beau vivre nus dans la forêt, leurs défauts sont les nôtres. Mieux, cette façon de faire circuler l’argent organise leur vie. Car il n’y a pas que des billets mais aussi des coquillages mystérieux à qui ils prêtent une importance considérable (c’est grâce à eux qu’on peut acheter « une mâchoire de fiancée »). Après des débuts difficiles, Breton trouve donc le sujet de son film en s’intéressant à ces gestes du quotidien qui font le prix de sa présence. Des gens qui fument en prenant leur temps. Une petite fille qui trouve une patate dans un champ. L’argent qui circule. Entièrement filmé en caméra subjective (Breton dit porter sa caméra autour du cou comme une vache porte sa cloche), Breton commence son documentaire comme une comédie « Fish out of the water » , mais le changement de ton ne s’opère pas lorsque le poisson s’adapte enfin à son nouvel environnement (un poisson ne s’adapte pas à l’air libre) mais quand il comprend que son rôle de cinéaste réside justement dans le besoin de filmer les choses les plus banales du quotidien, car la beauté du monde réside là et pas dans l’idée d’une assimilation impossible (2). Et ce « là » aurait pu tout autant être ailleurs… ce que Breton démontrera dans Le Monde extérieur (2007) tourné quelques années plus tard à Paris mais qui est le fruit de cette expérience guinéenne. (à suivre)
(1) Stéphane Breton, commissaire d’exposition au Musée du Quai Branly, est le responsable de cette collection co édité par le musée. Le volume 1 regroupe différents documentaires, dont deux signés Stéphane Breton. Nous y reviendrons.
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