On ne veut vit que deux fois
Pour Avram Eiffel
1. Une photo noir et blanc en médaillon, celle
du petit garçon héros du funèbre Bouge
pas, meurs, ressuscite de Vitali Kanevski, ornait la
somptueuse couverture en rouge et noir du dernier numéro de la revue de cinéma Starfix, paru en décembre 1990, qui
portait pour sous-titre "Version originale". L’enfant semblait toiser
le lecteur du regard.
2. Le titre du premier long-métrage du cinéaste
russe, sorti trois mois avant la parution de ce numéro-épilogue, correspond
bien à l’idée d’écrire sur le cinéma, à l’activité de "critique",
cette profession souvent mal vue des gens, surtout s’ils sont réalisateurs. Le
texte comme continuation de la projection, comme mise en lumière des fantômes,
comme inscription de formes par définition évanescentes. Sans texte sur les
œuvres, pas d’œuvres. En tout cas, sans témoin pour les regarder et raconter ce
qu’ils (y) ont vu, elles deviendraient des ombres englouties dans l’oubli du
temps. Et on peut avoir, comme ce fut mon cas, une admiration pour certains
critiques au moins égale à celle qu’on porte aux cinéastes aimés.
3. Colin Firth, fringant quinquagénaire si l’on
en croit ses récentes prestations dans Magic
in the Moonlight ou Kingsman, a eu
la chance d’avoir son portrait nécrologique dans Starfix, dès 1985. Quel est l’homme qui ne rêve de savoir, comme
James Stewart dans La vie est belle, ce qu’on pensera de
lui après sa mort ? Je me souviens avoir été choqué d’apprendre le décès
accidentel de ce jeune acteur anglais découvert quelques mois plus tôt dans Another Country de
Marek Kanievska, petit film désormais oublié vu à l’époque sur la seule foi des
louanges publiées dans ladite revue. Lorsque, plus tard, Colin Firth a continué
à apparaître dans de nouveaux films – car non, il n’était pas mort ; c’est
à la suite d’une information erronée que
cette nécrologie avait été rédigée, et si erratum il y eut, je ne l’ai jamais
lu –, j’ai douté de ce que je voyais : ce Colin Firth ne pouvait pas être
celui dont on avait fait le poignant éloge funèbre. À moins que… Bouge pas,
meurs, ressuscite.
4. Si on n’en prend pas soin, les films meurent,
même les plus récents. Il y a quelque temps, mon travail m’a amené à assister à
l’étalonnage de la nouvelle copie Haute Définition de Crying Freeman. Le négatif du premier long-métrage de Christophe
Gans, tourné en 1994, était bloqué à Los Angeles, mais les obstacles pour y
accéder avaient enfin été surmontés. Le précieux élément a donc été scanné,
garantie que le film continue à exister dans les années à venir. Assis dans la
salle de projection du laboratoire Technicolor à côté de Christophe Gans venu
vérifier si l’image était bien conforme à ses intentions d’alors, je me
remémorais le garçon de vingt ans que j’étais, assistant à Paris à la première
projection de presse de sa vie, au très sélect Club 13, installé
dans un moelleux fauteuil de cuir. J’étais venu de province voir Crying Freeman, car ce devait être,
dans ma tête, la dernière pierre de l’édifice qui m’avait occupé corps et âme
pendant plusieurs mois : un numéro du fanzine que j’éditais, Phantom, spécialement consacré à
l’aventure Starfix. Bref,
j’imagine la joie qui aurait été mienne si on m’avait dit que deux décennies
plus tard, je reverrais ce film
à-côté-de-mon-critique-de-cinéma-favori-de-quand-j’étais-enfant. Curieuse
sensation que celle de ce déjà-vu revu et corrigé après un si vaste intervalle.
Si vaste que je ne suis pas sûr que le moi d’aujourd’hui et le moi d’alors se
reconnaîtraient s’ils se rencontraient (*).
5. En langage post-starfixien, le titre du film
de Vitali Kanevski aurait pu être traduit par "Bouge pas, Va mourire, ressuscite".
"Va mourire", comme le titre volontairement mal orthographié du
premier film de Nicolas Boukhrief, l’un des fondateurs de Starfix et
auteur d’un dernier édito sépulcral ; une interjection mal élevée et
déconnante, comme pour dire merde à tous les gardiens de l’ordre.
6. Si je devais citer un cinéaste symbolisant ces
années Starfix, ce serait Stéphane Drouot,
auteur de Star Suburb, étoile filante du cinéma
français. Ce film raconte l’histoire de la petite Mireille, habitante d’une
sordide banlieue de l’espace et se rêvant princesse cosmique. Elle a même américanisé
son prénom et veut qu’on l’appelle Meryl. Star Suburb a remporté le César du meilleur
court-métrage en 1984 et faisait figure de référence pour de nombreux
cinéphiles dont certains deviendront cinéastes. Albert Dupontel, Gaspar Noe, Jan
Kounen ou Lucile Hadzihalilovic l’ont ainsi souvent cité comme une influence
importante. Drouot était le cinéaste français le plus prometteur des années
quatre-vingt. Il est décédé en 2012, sans jamais avoir rien tourné après son
premier essai. Starfix avait
consacré à ce film de science-fiction un long article sous la plume de Jérôme
Robert. C’était une prouesse technique à l’époque, avec ses buildings
futuristes, ses séquences de rêve pastichant Star
Wars –
tout cela en Cinémascope et filmé dans l’appartement du jeune réalisateur. A la
fin, l’héroïne, qui a vu s’envoler ses rêves de gloire, se retrouvait seule
dans la cuisine de son domicile, comme dans ce cliché souvent utilisé pour dénigrer
un certain cinéma français. Génie de ce grand film-critique que de parvenir à
réconcilier en moins de trente minutes, d’un côté l’aspiration à la fantaisie,
au fantastique, à l’Amérique en quelque sorte, et de l’autre l’intime, le
social, les histoires de famille, bref, des domaines souvent associés au cinéma national. L’histoire personnelle de Stéphane Drouot a
rejoint celle de son héroïne, et lui aussi a fini, malade, par vivre reclus
dans un petit appartement de banlieue. Entre la tête dans les étoiles et les
pieds dans la réalité, entre Meryl et Mireille, il faut parfois accepter de
voir mourir une partie de soi. Bouge pas, meurs… ressuscite ?
7. Starfix est
mort en 1990, et pourtant, un « hors-série » de la revue sort ce
mois-ci, conçu par les rédacteurs de la grande époque. L’occasion de se faire
un nouveau fix de Star et
de dire adieu à la nostalgie. Et soudain de comprendre que ce regard du petit
garçon de la couverture que je croyais frondeur avait été mal interprété. Cette
œillade me désignait en fait ce moment du temps où la revue chérie de l’enfance
sortirait de son tombeau. Au cinéma, on appelle cela un flash forward. En version originale,
un souvenir du futur.
Bouge pas
Meurs
Ressuscite
(*) Dans la nouvelle de José Luis Borgès L’Autre, l’homme âgé sur un banc dit de son double jeune
assis à côté de lui : « J’ai compris que nous ne pouvions pas nous
comprendre. Nous étions trop différents
et trop semblables ».
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