CRAZY SIX, sorti
directement en VHS en 1997, s'ouvre par plusieurs cartons :
« Europe de l’Est
/ Dix ans après la chute du Communisme / L’espoir était né/ Aujourd’hui, Les
idées noires [sic] dominent / C’est le carrefour de la contrebande / Drogues / Armes / On y est venu du monde entier pour chercher fortune / Criminels,
drogues, paumés / Aujourd’hui on appelle cet endroit LE PAYS DU CRIME [Crimeland] »
Pour raconter la production de ce film, on pourrait idéalement remplacer ces cartons par les suivants :
« Europe de l’Est
/ Dix ans après la chute de la Cannon / L’espoir était né d’un marché vidéo
florissant pour d’autres compagnies / Mais aujourd’hui, les idées noires
dominent / C’est le carrefour de la contrebande / Scénarios décalqués sur films
de studios / Tournage au rabais / On y
est venu du monde entier pour chercher à
se faire un peu d’argent / Cinéastes
éjectés du système, acteurs en déclin venant cachetonner, jeunes actrices des
mirages plein les yeux / Aujourd’hui, on appelle cet endroit LE ROYAUME DU D.T.V. ».
Et on ajouterait qu’Albert Pyun fut un de ses princes ;
et Crazy Six son joyau.
En 1997, Albert Pyun, cinéaste de séries B vaguement
prometteur dans les années quatre-vingts -
certains de ses films avaient même réussi à se frayer un chemin en salles
(les sympathiques Campus et Le trésor de San Lucas, et surtout, le génial
Cyborg avec JCVD) - avait finalement rejoint
ce monde alors proliférant comme un virus, l’enfer du Direct-to-Video. D.T.V., acronyme désignant des bandes au rabais tournées loin d’Hollywood (pays de l’Est notamment) avec, pour les productions
les plus "fortunées", des acteurs sur le retour monnayant leur reste
d’image pour valoriser la jaquette VHS quitte à duper le consommateur car souvent
les anciennes stars n’apparaissaient que peu de temps à l’écran. Alors que le
plus gros pourvoyeur de séries B-Z avait fait faillite, la fameuse Cannon de
Golan/Globus dont Pyun était ce que John Wick est à la Mafia russe, c'est-à-dire
leur Boogeyman, le sympathique et
talentueux réalisateur hawaïen s’était retrouvé à travailler pour les
compagnies les plus fauchées du marché
de la vidéo jusqu’à devenir un des plus gros stakhanovistes du métier, pas loin
de trente films au compteur entre 1990 et 2000 ! Passant d’un tournage à
l’autre tel un mercenaire, Pyun filmait tout ce qui lui passait à portée
d'objectif : des productions Full Moon (Dollman
et Arcade), des kickboxers (Kickboxer 2 et 4), des cyborgs (le généreux Nemesis et ses trois suites), des cyborgs faisant du kickboxing
(Heatseeker), de la S-F. sous
influence léonienne (Omega Doom), Die Hard à la piscine (Blast) de l’horreur alienesque (le stylé
Adrenalin), des objets
indéfinissables et fous (Mean guns)
et autres rip offs en tout genre… Les
temps où le samouraï Toshiro Mifune l’avait pris sous son aile alors qu’il
n’avait pas vingt ans sur la foi d’un court-métrage étaient désormais bien loin,
et les portes d’Hollywood dont il avait pu entre-apercevoir l’embrasure la décennie précédente s’étaient refermées à jamais pour lui.
En 1997, Pyun se retrouve donc en Slovaquie, à Bratislava, à tourner en dix
jours ce Crazy Six, un film parmi
les autres au départ, son chef d’œuvre à l’arrivée. Ce thriller raconte une
vague histoire de guerre de gangs perdus en Europe s’affrontant autour d’une
barre de plutonium volée, un macguffin
dont Pyun n’a visiblement que faire. A l'affiche, trois acteurs en perte de vitesse : Rob Lowe - en sosie du Colin Farrell de Miami Vice, dix ans avant !- ; Burt
Reynolds en improbable shérif d'une autre époque, chapeau de cow-boy vissé sur la moumoute ; Ice-T en mafieux plutôt sobre , trois acteurs auxquels s'ajoutent le jeune Mario Van Peebles qui dit la moitié de ses
répliques en français dans le texte. Comme souvent, Pyun doit gérer le fait que
ses quatre têtes d’affiche ne tournent jamais ensemble, alors qu’à l’écran
tout le monde est amené à se croiser, voire les quatre personnages en même
temps. Pyun a certains de ses acteurs pour quelques heures seulement
(Ice-T et Reynolds n’ont qu’une journée de tournage chacun) et doit enquiller
tous les plans dont il a besoin en pensant au puzzle qu’il devra ensuite
assembler pour faire croire à l'interaction entre les différents personnages. La méthode pour tourner vite est
voyante : plan large pour filmer une scène in
extenso, puis quelques gros plans des acteurs mais toujours filmés dans le
même axe que le plan large pour ne pas à avoir à bouger la caméra et perdre trop de temps. Et on passe
à la séquence suivante. Parfois deux scènes différentes requérant les mêmes
comédiens sont tournées selon ces mêmes axes dans le même décor, seule la
lumière changeant un peu. On sait que Pyun est un génie pour s’accommoder de ce
type de contraintes, mais franchement, on mentirait en disant que ça ne se voit
pas. Tous ces plans serrés sur les acteurs, ces lumières flashies sur les arrières plans, font que les champs - contrechamps
raccordent rarement. Le fait d’utiliser les mêmes décors et les mêmes axes
caméras pour des scènes se déroulant à des moments différents rendent la
temporalité difficile à suivre : la
deuxième scène semble toujours être une redite de la première, plus qu’une
nouvelle faisant progresser l’action. Mais toutes ces contraintes façonnent un
style à nul autre pareil, dont Crazy Six
est l’aboutissement.
Pour raconter cette histoires d’âmes errantes perdues au
milieu de nulle part, quoi de mieux que cette impression de surplace permanente,
ces fondus enchainés hypnotiques, avec
l’impression que tous ces acteurs qui se parlent sont chacun prisonniers de leur
propre cadre ? Quand Pyun filme Rob
Lowe dans son repaire où il se drogue, il fait nuit noir. Quand il sort et que de
façon surprenante la lumière du soleil emplit l’image, on comprend que la scène
précédente était en fait censée se dérouler de jour. Erreur d'éclairage ? Peut-être. Mais cela signifie surtout que son intérieur n’était pas
seulement baigné dans le noir parce qu’il n’y avait pas assez de lumière, mais parce
que c’était littéralement le monde des ténèbres qui était figuré. L’absence de
temporalité évidente, avec en plus l’ajout d’un flash-back au milieu pour
compliquer les choses, font qu’on ne sait plus trop si on est dans le présent,
le passé ou le futur ; le jour ou la nuit ; tout se confond, le temps se
dilate. L’hétérogénéité de l’éclairage trouve in fine son unité dans cette façon d’embrasser toutes les
temporalités de façon impressionniste. Le film auquel on pense le plus en
regardant Crazy Six, c'est New Rose Hotel d’Abel Ferrara.
Pyun tourne beaucoup en intérieur, mais des intérieurs réels,
pas des décors, et les quelques plans de rues délabrées ont une force évocatrice
évidente. Les ambiances de fin du monde, c’est vraiment le "truc" d'Albert.
Et quand son héros et son amie trouvent un peu de répit au milieu du chaos,
c’est la seule scène filmée en centre-ville, avec des passants, une fontaine en
fond de plan et éclairée de façon réaliste,
jolie contrepoint à la claustrophobie ambiante.
Ambiance club |
On sait que Jacques Rivette aimait dire que « tout film est un documentaire sur son propre tournage », mais cet aphorisme trouve plus que jamais sa pertinence devant Crazy Six. Toutes les contraintes abracadabrantes de production ont créé les conditions dans lesquelles Pyun a su tirer le meilleur ; pas une seule seconde je ne caresse le rêve que Pyun ait eu un budget plus important de peur que la magie s’évanouisse. Filmé dans ces conditions précaires et ingrates, Crazy Six est devenue une rêverie ouatée et onirique traversée de la mélancolie des temps passés ; un voyage sur le visage d'acteurs fatigués éclairés dans une lumière expressionniste ; le portrait émouvant d'une héroïne énergique et belle à se damner portant le film sur ses épaules (Ivana Milisevic, la vraie star du film) ; un choc sonore au rythme des déluges de guitares du compositeur attitré de Pyun, Tony Riparetti, alternant avec des chansons pops sucrées et obsédantes saturant la bande-son comme aux grandes heures des polars de Hong Kong (clin d’œil, l’héroïne chante et joue du synthé dans un club comme dans The Killer) ; un plaisir pour l'œil de contempler le cadrage aiguisé en CinémaScope du génial chef opérateur George Mooradian ; une poignée de moments à vous fendre le cœur, tel celui où Ivana Milisevic refuse de replonger dans la drogue en abandonnant Rob Lowe et sa pipe à crack ou la même se revoyant jeune fille prostituée faisant sa première passe dans une ruelle mal éclairée ; et surtout, une scène finale lumineuse car, on le sait, Albert Pyun a beau être connu pour ses films post-apocalyptiques, il est autant intéressé dans cette expression par le second terme que le premier.
Crazy Six c’est
une bande cramée extirpée au forceps d’une décharge filmique, rafistolée au
banc de montage à coup de collures sauvages et tellement imbibée de musiques et
de chansons qu’on se demande si ce faux thriller immobile n'a pas été pensé comme un vrai musical. Pour quiconque est un
peu ouvert à rechercher la rose qui pousse dans le champ de fumier, Crazy Six est cette fleur (et Ivana Milisevic,
son bouton).
***
Info trivia amusante : l'actrice est doublée pour les
chansons par Samantha Newark, la voix originale de Jem dans la série animée Jem et les Hologrammes !
Excellente critique qui sort des sentiers battus et des clichés habituels.. Tout doit faire sens, pour celui qui sait regarder. Bonne continuation.
RépondreSupprimerSympa, merci !
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