« I used to like you
»… c’est la dernière phrase que lance le chef inspecteur de la
police de San Francisco à David Corelli (David Caruso), jeune assistant procureur ambitieux mais nerveux, avant que ce dernier quitte son bureau.
C’est aussi en substance le message du public à William Friedkin, tombé en
disgrâce depuis longtemps, mais dont Jade
devait être le ticket de retour gagnant dans la cour des grands grâce à son
équation marketing parfaite : le réal de French
Connection + le nouveau scénario de l’auteur
de Basic Instinct. Mais on le sait,
les gens du marketing ne font que feindre d’être les organisateurs d’un monde
qui les dépasse, et Jade sera un four
public et critique.
"I used to like you" (dialogue uniquement dans la director's cut) |
Cette réplique donc, n’existe que dans la "director’s cut"
de Jade, hélas difficile à voir. Punie pour avoir été un échec commercial, Jade sera devenu un film-fantôme. Peu vu à sa
sortie, mal aimé, souvent considéré comme l’un des pires Friedkin même par ses
fans les plus ardents (1), il est depuis impossible de le visionner dans de
bonnes conditions : sorti il y a longtemps dans un dvd recadré en France, Jade est depuis peu disponible en
blu-ray aux Etats-Unis mais dans son montage cinéma. La version du réalisateur, plus longue d’une dizaine de minutes et
montée après la sortie, n’existe elle
que sous forme d’un horrible rip de la VHS à la définition inexistante et aux
couleurs baveuses atomisant la belle photo mordorée d’Andrzej Bartkowiak,
faisant souvent ressembler le film à un épisode de série TV (2) - d'autant que l'image est en 1,85:1 et pas en scope.
Nuançons un peu. On mentirait en disant que ce
montage-du-réalisateur transfigure le film : cette version apporte des
nuances importantes notamment concernant le personnage principal qui gagne en épaisseur
et propose une scène additionnelle à la toute fin rendant la conclusion moins
abrupte - un choix discutable - mais ce sont des ajouts subtils, qui, s’ils améliorent nettement le
film, ne le chamboulent pas pour autant. Ensuite, c’est la vision au cinéma à
sa sortie qui nous l’a fait aimer, donc pas de reconsidération rétroactive en
prétextant que si on avait mal vu, c’est qu’on n’avait pas tout vu. Tout juste nous fait elle l’aimer un peu plus encore.
Malgré tout, pour voir Jade
dans cette version optimale, s’offre au spectateur l’alternative
suivante : visionner cette copie VHS en s’imaginant regarder ce film au
cinéma avec ses couleurs d’origine ; soit regarder le blu-ray américain en
ayant appris par cœur les changements (grâce au site www.movie-censorhip.com qui
les recense) pour les intégrer mentalement au fur et à mesure de la projection.
Tout cela relève sans doute un peu du spiritisme, mais n’en faut-il pas pour sortir
un film-fantôme des limbes ?
Ces conditions difficiles de visionnage, entre
souvenirs de la projection passée et mentalisation
de la présente, conviennent finalement assez bien à Jade, le nom de scène de la prostituée mystérieuse que recherche
l’inspecteur Corelli. Cette revoyure confirme bien la trace qu’il avait laissée
en nous, Jade est bel et bien un film
énigmatique dont le mystère se dérobe sans cesse.
Le film a eu le tort d’être vendu sous l’appellation de
thriller sexuel, sous-genre en vogue depuis le succès de Basic Instinct deux ans auparavant et ayant donné à toutes sortes
de succédanés malheureux (Sliver avec
Sharon Stone (3), Body avec Madonna).
L’auteur de Basic Instinct, Joe Eszterhas,
était devenu la coqueluche d’Hollywood et son scénario censé être aussi
sulfureux que son magnum opus avait été vendu à vil prix à la Paramount, alors
dirigée par Sherry Lansing, la femme de Friedkin. Tout laissait attendre une suite informelle avec encore un flic
manipulé, des meurtres à caractère sexuel à élucider, la ville de San Francisco
comme terrain de jeu, et surtout, une nouvelle femme fatale et prédatrice de la
gent masculine. Victime du péché d'orgueil, Jade a été traité à
sa sortie comme un ignoble sous-Basic
Instinct.
En réalité, Jade
n’a rien de particulièrement hot. La sexualité est triste et désenchantée. Personne ne prend son pied. D’un côté il y a les rapports au sein du
couple visiblement ennuyeux (Trina et son mari), de l’autre des coïts extra conjugaux
avec des prostituées qui finalement ne sont que des simulacres de sexe puisque
leur objet est tout autre (prendre des photos de ces actes afin de faire
chanter les riches participants). La plupart de ces scènes sont d’ailleurs
montrées sur des bandes-vidéos que la police visionne afin de chercher des
indices, comme si le sexe ainsi n’existait que pour être ensuite jeté en pâture
à de futurs spectateurs. Dans Jade,
toute l’intrigue repose moins sur sa mécanique scénaristique souvent
incohérente, que sur les émotions primaires de ses personnages. Jalousie,
trahison, désœuvrement, impossibilité de vivre avec l’être aimée… David Corelli
est en effet amoureux depuis toujours de Trina qui a finalement épousé leur ami
de lycée (Chazz Palminteri). Depuis, ils entretiennent une relation amicale sans que les sentiments de Corelli pour la psychologue se soit dissipés. La
director’s cut ajoute une jolie scène vers le début dans un jardin japonais où
Trina le met en garde contre cette enquête qui s’annonce pleine de pièges et
de chausses-trappes à cause de la richesse et du pouvoir des personnalités en
jeu. Trina est un personnage complexe éloigné du cliché de la femme fatale à la
Catherine Trammell. C'est au contraire une femme qui doute.
Au jardin japonais de San Francisco |
Deux plans se répondent en écho désignant bien le sujet du
film, celui de la confrontation avec ses failles intérieures. Alors que David
Corelli relit le dossier de l’enquête chez lui, il se regarde dans le miroir,
comme pour se dire qu’il va bien falloir assumer ses sentiments pour Trina.
Plus tard, lorsque Trina fait l’amour avec un de ses amants, elle porte un bas
sur la tête. Elle se regarde elle aussi dans un miroir et voyant cette vision
grotesque de son visage déformé par le nylon, elle stoppe net le coït et part
en pleurant. Affronter son regard, ouverture vers les abimes de l’âme, ne plus
pouvoir faire semblant d’être celui ou celle qu’on prétend être, voilà la
grande tragédie humaine.
Jade est le film
de Friedkin le plus De Palmaïen, du moins en apparence. De différentes manipulations vidéo jusqu'au finale avec cadre penché et lumière expressionniste, on
se dit que Jade, ce pourrait être Passions, au pluriel. Là où De Palma
réalisait avec son dernier film en date son œuvre la plus déshumanisée, celle
où ses personnages n’ont jamais été plus proches de l’humanoïde tentant de mimer
maladroitement les sentiments humains, Friedkin fait à peu près l’inverse, en
décrivant des hommes et des femmes qui n’existent que par leur état affectif
« intense et irraisonné» (définition des passions selon le dictionnaire
Larousse). La faiblesse du scénario d’Eszterhas est presque une force tant son
absence de sens ou de logique finit par dissoudre la contingence des événements
au profit d’un pur tissu d'affects.
Dès lors, il n’est pas étonnant que Jade soit le film de Friedkin le plus théâtral, le plus opératique.
Les signes font sens, plus que les actes (d’ailleurs Friedkin ne filme pas les
meurtres, seulement leur décorum). Le récit commence par une caméra explorant
une immense villa avant de s’arrêter régulièrement sur les objets qui ornent
les pièces, notamment un masque tribal africain (on est chez un collectionneur
d’art) ou la pochette du CD que l’on entend justement sur la bande son (Le Sacre du Printemps). Plusieurs scènes se déroulent dans le
quartier de Chinatown de San Francisco (4) mais la communauté chinoise est
filmée de la façon la plus clichée qui soit, c'est à dire pendant un carnaval
ou dans des tripots (David Caruso interroge même
l'incontournable chinois d'Hollywood, Victor Wong). Cet arrière-plan est aussi
exotique que pouvait l’être le Japon de Madame Butterfly de Puccini.
Ce n'est pas un hasard si c'est après l'échec de Jade que Friedkin débutera sa carrière
de metteur en scène d'opéra. La musique tient un rôle essentiel dans Jade. Pas seulement par l'utilisation du Sacre du printemps à deux reprises
déjà mentionnée plus haut, ni à cause du score routinier mais agréable de
James Horner, mais par l'utilisation récurrente de la chanson celtiquo-pop Mystic Dreams de Loreena McKennit.
Friedkin a visiblement tellement aimé ce morceau datant pourtant de l'époque du
tournage de Jade, qu'il est
régulièrement utilisé tout au long du film. De la scène d'intro à plusieurs
scènes, on entend régulièrement les premières notes de son introduction.
Symboliquement, cette écoute sans cesse différée du morceau complet prend fin
avec la scène de sexe entre Tricia et un amant de passage après que David
Corelli l'ait éconduit. C’est la plus longue scène de sexe, potentiellement la
plus érotique grâce à son petit côté SM (la photo de Trina en nuisette de dos, la
main droite contre le mur servira d’affiche) et pourtant la plus déchirante
puisqu’elle s’achève par les larmes de la femme. La voix de la chanteuse canadienne se fait
entendre pendant la séquence, et ce morceau envoutant non seulement imprime un voile onirique, mais il supplée à l'absence l'orgasme des amants en "libérant" le morceau.
Revoyant l’autre jour sur Arte pour la énième fois Basic Instinct de Paul Verhoeven, il semble
évident que le cinéaste hollandais surclasse Friedkin dans bien des
domaines : rythme, sexe, énergie, moments cultes (la culotte absente, la scène de clubbing). Basic Instinct est diablement euphorisant
à regarder et Jade peut faire pâle
figure à côté. Et pourtant, l'œuvre de William Friedkin est infiniment plus touchante, intime, presque
fragile, chuchotée, bizarre, mal foutue, mais humaine…. Là où Verhoeven semble
regarder son récit de haut et le pousse volontairement au bord du pastiche néo-noir-hitchcockien (il faut voir
la tête de l’impayable Michael Douglas lorsqu’il comprend deux minutes trop
tard que son collègue Gus qu’il a laissé seul – parce qu’il est en repos !
– va se faire assassiner), Friedkin traite très sérieusement une histoire peut-être
routinière mais aux idées vraiment tordues -comme ces petits pots servant à collectionner les poils pubiens -, et la filme comme une tragédie antique.
Et si Sharon Stone n’a
jamais été aussi belle que devant la caméra de Paul Verhoeven (5), c’est peut-être
une affaire de goût, mais, à nos yeux, rien n'aura la force du regard triste de la belle Linda Fiorentino.
(2) Caruso, future vedette des Experts : Miami, est entouré d’une équipe de flics qui ne
dépareilleraient d'ailleurs pas d’une série policière standard : le génial
has-been Michael Biehn arborant une moustache seventies du meilleur effet,
Donna Murphy en inspectrice aidante, et même, Friedkin’s touch oblige, Petey Vasko, le collègue débonnaire de
Corelli, incarné par un vrai policier dans le civil pour son seul rôle au
cinéma, Ken King.
(3) Sliver était
scénarisé par le même Eszterhas, mais adapté d'un roman d’Ira Levin – l’auteur
de Rosemary’s Baby.
(4) Jade est
produit par Robert Evans, le célèbre producteur de Chinatown de Roman Polanski. Les deux films ne sont pas sans
rapport, l’un des plus symboliques étant que le dernier mot prononcé est le
titre. « Next time we
make love, introduce me to Jade » / « Forget It Jack. It's
Chinatown ».
(5) Oui, oui, Casino, on l'a vu.
Joe Eszterhas a quand même de l'humour : voir cette réplique où David Caruso propose Angie Everheart en salle d'interrogatoire de fumer, et Everheart de répondre "qu'on lui a dit que c'était interdit". Une réplique à mettre en miroir de Sharon Stone dans Basic Instinct fumant bien que la police le lui ait expressément interdit ("Vous allez me mettre en prison parce que je fume ?").
Joe Eszterhas a quand même de l'humour : voir cette réplique où David Caruso propose Angie Everheart en salle d'interrogatoire de fumer, et Everheart de répondre "qu'on lui a dit que c'était interdit". Une réplique à mettre en miroir de Sharon Stone dans Basic Instinct fumant bien que la police le lui ait expressément interdit ("Vous allez me mettre en prison parce que je fume ?").
Texte juste et fraternel, nécessaire et sincère. Je me permets de rajouter quelques remarques :
RépondreSupprimer- Friedkin jugeant l’acte sexuel fondamentalement grotesque, sinon morbide, on ne trouvera jamais chez lui, nulle part, l’énergie robuste et rustique d’un Verhoeven, cinéaste assez surfait qui, peut-être, ne fit pas mieux qu’avec Le Quatrième Homme (Christ en slip rouge et Renée Soutendijk, ah)
- La fin originale possède le caractère définitif, fatal et donc tragique (au sens premier de ces deux mots) d’une malédiction, d’un emprisonnement à vie, d’une immense fatigue (l’une des acceptions de "jaded") existentielle (horreur banale de la vie conjugale, dirait le puritain Bergman)
- Pacino se mirait à son tour dans son propre abîme à l’ultime plan de Crusing
- dans ses "mémoires", le réalisateur revient sur l’impact juvénile et formateur de la musique de Stravinski, découverte en simultané avec Citizen Kane
- à propos de Puccini version Cronenberg, lire aussi :
https://mcronenberg.wordpress.com/2016/06/23/le-papillon-et-le-reveur/
- sur la chère et bien trop rare, hélas, Linda Fiorentino, perçue comme "cathédrale sexuelle" par José Bénazéraf, je vous renvoie vers la coda de ce billet :
http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2016/08/la-derniere-mise-la-nouvelle-eve.html?view=magazine
Merci Jean-Pascal pour ces commentaires (comme toujours) instructifs, je suis impatient de lire votre texte consacré à "M. Butterfly", mon Cronenberg préféré (beau film sur l'illusion de l'amour).
SupprimerVous avez tout dit. Mais il faut avouer que d'avoir pris Caruso comme acteur principal a était peut-être son erreur mais cela dit JADE est déjà oublié il y a fort longtemps.
RépondreSupprimerPour Jamel : J'aimais beaucoup David Caruso à l'époque. Il est génial en flic transi d'admiration pour son collègue Wesley Snipes dans "King of New York", ou toujours en policier un peu énervé prêt à tout pour aider Robert de Niro dans le beau "Mad Dog and Glory". Caruso était un formidable second - voire troisième- rôle ("China Girl", "Rambo"). Je l'aime bien dans "Jade", il apporte une sensibilité bienvenue à son rôle même -surtout - parce qu'il a l'air un peu perdu. Quant à sa reconversion en vedette des "Experts : Miami"... je vous avoue qu'hormis un ou ou deux épisodes, j'ai zappé la chose.
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