L'affiche française |
Il est de bon ton de s’en prendre aux critiques et de
penser qu’ils ne servent rien si ce n’est démolir par frustration des films de
temps à autre. Pourtant, sans critiques, les films n’existeraient pas. Exemple avec
Friends and Enemies d’Andrew Frank,
un film américain de 1992. Jamais sorti dans son pays d’origine, le film n’a
été distribué qu’en France, dans une poignée de salles en mars 1993 (*) après
avoir été diffusé en septembre de l’année précédente au Festival de Deauville.
Sorti dans une indifférence quasi générale, il n’y a que feu la revue Le Cinéphage qui était montée au créneau
pour le défendre ardemment. Andrew Frank était considéré dans le chapo de l’article
signé Gilles Boulenger, le fondateur et rédacteur en chef de la revue, comme l’égal
de David Fincher ou de Quentin Tarantino (Alien
3 et Reservoir Dogs venaient de
sortir). Un futur grand du cinéma américain. Si les prévisions optimistes se
sont révélées vraies pour les deux autres cinéastes (déjà défendus, il est
vrai, par l’ensemble de la presse mondiale), c’est resté un vœu pieux pour
Andrew Frank qui a sombré ensuite dans l’oubli le plus total (il a réalisé en 1997 un second film, Cadillac, jamais sorti nulle part). On ne le remarque
pas, mais des films disparaissent. Friends
and Enemies est dans ce cas de figure. Jamais sorti en vidéo, même pas en
VHS, le film est introuvable. Tout juste peut-on se procurer en occasion un vieux
dvd en Allemagne. Il n’est plus diffusé, on ne retrouve aucune copie
sur le Net, d’ailleurs, sur la toile, on ne trouve même pas un seul article qui lui consacré. Pas une critique
sur Imdb. Pas un texte d’un bloggueur fou. Pas de discussion dans un forum de
cinéphiles. Rien. Le néant. On parle pourtant d’un film contemporain de Bad Lieutenant d’Abel Ferrara ou de Un Faux mouvement de Carl Franklin, pour
citer deux autres joyaux du film noir de l’époque (grande année pour le genre
que cette année 1992 décidément). Bref, si Le
Cinéphage n’avait pas consacré ces quatre pages au film, et ne l’avait pas
propulsé dans ses trois meilleurs films sortis de 1993, Friends and Enemies aurait sombré corps et bien dans l’oubli. Si Friends
and Enemies existe encore quelque part, c’est grâce à cet article, et
uniquement cet article.
Revenons-en au film lui-même. Son titre est un peu trompeur,
notamment ce « and » qui laissent à penser qu’il y aurait les amis d’un
côté et les ennemis de l’autre. Or c’est tout le contraire, les amis sont aussi
les ennemis, ce « Et » vise au contraire à montrer l’ambivalence qu’il
y a à l’intérieur d’un même individu. Le titre de travail, Favorite sons , tout Nicole Garcia-esque soit il, était plus pertinent, contenant déjà
le sujet (un film de sons, c'est-à-dire
un film sur la filiation, sur les garçons, et sur des garçons qui sont encore perçus
comme des enfants, alors que les personnages principaux approchent de la
trentaine) et les contradictions du récit (de favori il ne devrait y en avoir
qu’un). L’histoire est simple. Quatre amis d’enfances, passionnés de Baseball
(on les voit enfants dans des films 8mm sur le terrain s’adonner à leur sport
favori), vivent toujours dans l’état du Michigan, dans la ville de leur
enfance. Leur leader charismatique, Dominic, a abandonné une carrière
professionnelle, pour ouvrir un petit restaurant italien. Paul et Nicky, deux
frères, sont vendeurs dans un magasin d’accessoires de baseball. Nicky, le plus jeune, est un être frustre, ne
pensant qu’à coucher avec des filles et à parler de sexe. Le quatrième larron,
Louis, est timide et effacé, il a une sœur, Rose-Ann qui est la compagne de
Dominic. Après un match amateur un samedi après-midi qui réunit tous les amis
alors que Dominic s’était juré de ne plus rejouer, même pour le plaisir, les
amis vont fêter la victoire dans un pub. La bière coule à flot, ils se
retrouvent à faire la fermeture. Un homme bien habillé entre alors dans le lieu
pour commander à manger. Il s’agace rapidement que Phil, le tenancier, préfère
écouter les histoires graveleuses de Nick plutôt que de le servir. Dominic
insiste finalement pour que le Phil s’occupe du client. Mais Nick est furieux d’avoir
été interrompu. Les amis sortent alors du bar. Nick attend que l’homme qui a
cassé son effet sorte à son tour pour lui régler son compte. L’incident tourne
au drame et Nick lui fracasse la tête avec un morceau de bois qu’il a saisi
machinalement dans la bagarre. Mais sur le morceau de bois est planté un clou
qui vient s’enfoncer dans la tête de l’homme. Choqués, les amis décident de
laisser le cadavre gisant dans le sang sur le parking et s’en vont. Le
lendemain, ils apprennent que cet homme était un procureur, marié, père d’une
petite fille, et qu’il n’est pas mort mais dans le coma.
Sur ce sujet, celui de l’amitié qui se délite autour d’un
meurtre qu’il faut cacher, on a vu dans les années 90 quelques abominations du
type Very Bad Things ou Petits meurtres entre amis, des comédies
prétendument noires dans lesquelles le cynisme le disputait au ricanement sur le dos des morts. Rien
de cela dans Friends and Enemies,
film sérieux et dépouillé. Friends and Enemies
pourrait faire penser par ses thèmes à un film James Gray (dont le premier
film, Little Odessa, sera tourné peu
de temps après). On y retrouve la description puissante de la cellule
familiale, lieu de repli et prison à la fois, les relations fraternelles, la
frustration des désirs non accompli. Mais ce serait un James Gray dégraissé,
sans folkore (religieux et professionnels), sans attachement au genre (film
policier, film de gangster), sans la dimension de la Tragédie. Dans Friends and Enemies, le destin n’a
semble-t-il aucune existence. Tous les actes et les gestes des personnages sont
motivés. Même le meurtre du procureur n’est pas seulement accidentel. Nick est un être
violent. Nick a voulu se battre pour une bêtise. Nick ne voulait pas
spécialement le tuer (quoique) mais c’est profondément ce qu’il est qu’il l’a
fait agir ainsi.
Tous les hommes du film sont encore des enfants, en tout cas
des adultes qui vivent encore dans le monde de leur enfance. Tout leur
environnement les ramène au passé. Pour Dominik, ce sont les coupures de presse
accrochés dans son restaurant où le journal local vantait ses talents de joueur.
L’appartement familial est rempli de clichés en noir et blanc des ancêtres. Son
restaurant est doté d’une immense peinture représentant Venise, marquant les
origines italiennes de ses ascendants. Ailleurs, avant… impossible de
construire un avenir dans un monde refermé sur soi. Les garçons se comportent tous
comme des grands gamins. Et les pères ont besoin de leurs enfants. Le père de
Dominic est paraplégique et c’est son fils qui doit lui faire à manger et le
laver. Cet investissement des enfants vis-à-vis de leurs parents est à la fois montré
comme noble mais tragique dans le sens où ces enfants ne sont jamais devenus adultes,
vivant sans cesse dans un univers infantilisant. Il n’y a aucun adulte au sens
où on l’entend habituellement. Dean Stockwell incarne un ami de la famille. C’est
lui fait visiter à Dominic et sa compagne une maison qu’ils pourraient acheter
en leur faisant miroiter le bonheur de vivre dans ce cocon douillet. Et lorsque
la compagne de Dominic s’épanche auprès de lui en regrettant que son compagnon se
comporte comme un ado et doute de
leur union, Dean Stockwell lui explique que ça passera, que lui aussi plus
jeune était comme cela. Ce confident qui pourrait être celui montrant qu’un
ailleurs existe ne fait que promouvoir cette organisation séculaire et
sclérosante voulant qu’on reste à vie là où on est né, qu’on se comporte comme
un enfant jusqu’à ce qu’on en ait soi-même, qu’on se vautre à jamais dans ses
rêves de jeunesse et que personne, et surtout pas les aînées, ne soient là pour tirer les hommes vers le haut
.
Il y a un beau personnage, celui du policier, ami de la
famille de Dominic, qui enquête sur le meurtre. Il n’a pas eu d’enfants. Il considère
Dominic comme le fils qu’il n’a jamais eu. Lorsqu’à la fin, après que la
victime soit finalement décédée et que les amis de Dominic se soient retournés
contre lui et l’ait accusé collectivement d’avoir porté le coup fatal, le flic décide de disculper
Dominic et met le meurtre sur le dos d’un
vagabond retrouvé à la morgue. Dans la dernière scène, il abandonne sa plaque
de policier. Jusqu’au bout il aura fallu défendre la Famille quitte à truquer
pour préserver l’unité apparente, pour faire semblant, encore une fois, de
croire que malgré l’implosion manifeste de la cellule, il fallait coûte que coût continuer à
faire comme si.
A droite, le réalisateur Andrew Frank qui joue un petit rôle (il avait 23 ans au moment du tournage, et en paraissait au moins 5 de moins !) |
(*) le film a connu une production un peu particulière. Après
le tournage, Andrew Frank a dû trouver un financement extérieur pour terminer son
film. C’est le producteur français Leonardo de la Fuente (La double vie de véronique de Kieslowski, Rien que du bonheur de Denis Parent) qui a apporté les fonds
manquants. Une partie de la post-production du film a d’ailleurs été faite en France.
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