lundi 4 février 2013
A la merveille
« La danse, c’est avant tout l’image d’une pensée soustraite à tout esprit de pesanteur ».
Alain Badiou, à propos de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzche
Cela prête à la raillerie chez les contempteurs de Terrence Malick, mais les jeunes filles dansent beaucoup dans ses films, et Olga Kurylenko plus que jamais dans A la merveille. Que ce soit au Mont St-Michel, au supermarché, dans les champs, tout est prétexte à virevolter dans l’espace. Cette caractéristique est purement féminine. Les hommes ont par opposition un corps lourds, massif, emprunté. Le scientifique Ben Affleck reste un terrien qui arpente les chambres vides de sa maison et fouille le sous-sol infecté de la rivière (« On doit lutter avec soi-même, on doit lutter avec sa propre force »). Javier Bardem reste au seuil des portes des maisons de ses fidèles, rongé par le doute (Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ?). Ils sont attirés vers le sol et ne parviennent pas à s’élever. Les femmes ne sont pourtant pas moins sujettes à l’angoisse métaphysique que les hommes. Le personnage de Kurylenko n’est pas moins inquiet que celui de Ben Affleck. Les voix off qui jalonnent le film en atteste. Pourtant, les femmes sont dans le mouvement, à la recherche d’une légèreté qui leur est interdite tandis que les hommes semblent se murer dans leur doute existentielle, incapable de formuler une réponse possible à leur vertige.
A la merveille n’est pas un film narratif bien qu’il s’y passe des choses, Malick ayant poussé son style à un degré de radicalité et d’incandescence que même Tree of life n’avait pas atteint. Il n’y a quasiment plus de scènes, seulement des plans qui semblent être là pour retranscrire dans leur mosaïque des précipités de sentiments humains, amour, jalousie, haine, doute… Jonas Mekas désignerait cette façon de prélever des images des « Glimpses », mot difficilement traduisible en français (le dictionnaire propose « scintillement », choisissons ce mot qui sied bien au film). Le cinéma de Mekas et celui de Malick ont des choses en commun, notamment ce déluge d’image qui s’organise autour d’un cœur indéfinissable (appelons ça la vision de l’artiste) , mais autant Mekas cherche la beauté dans la trivialité du quotidien, autant Malick se situe dans la prière incantatoire, dans l’écartèlement entre le doute et la transcendance, entre la beauté du monde et sa laideur. Le cinéaste a supprimé toutes les connexions qui pourraient expliquer les gestes des individus. On ne saura pas pourquoi Ben Affleck quitte Rachel McAdams qu’il aime et pourquoi il accepte de se marier avec Olga Kurylenko alors qu’il l’avait rejeté auparavant. Rien n’est explicable. Comme ce prisonnier accusé d’un meurtre qu’il n’est pas sûr de l’avoir commis, même s’il pense que c’est tout à fait possible qu’il l’ait fait. Les gens agissent, mais peinent à s’expliquer, dictées par des sentiments et des émotions qui ne sont pas rationnelles en tout explicables par des mots. Le film ne comporte quasiment pas de dialogue, seulement des voix off reflet du tumulte intérieur des personnages (tumulte qui se transforme en image, comme ces vagues vrombissantes venant se briser sur une jetée).
C’est un point sur lequel on peut avoir du mal à suivre le cinéaste. A force de procéder par retranchement et de parler par parabole, on est toujours à la limite de la dichotomie caricaturale. Chez Malick l’humanité se divise entre gens beaux (les personnages principaux) et gens laids, malades, laissé- pour compte qui portent sur leurs corps les stigmates de leur condition (trisomiques, prisonniers aux corps meurtris). On peut déplorer que le cinéaste écarte un peu facilement les causes de cette humanité abandonnée, appelons cela le capitalisme, pour toujours rester dans une vision métaphorique au monde (les gens rendus malades par la contamination de l’eau de la ville issue de la rivière dans laquelle s’écoule des substances toxiques venues d’une usine à proximité). A force d’être dans la parabole permanente, Malick n’explique la façon dont marche le monde que par les doutes intérieurs des humains en faisant peut- être être fi un peu trop facilement de la capacité prédatrice de l’Homme sur ses congénères, comme si l’ennemi n’était qu’intérieur (l’autre ennemi étant relégué en périphérie, sous forme d’une usine abstraite). Si on n’est pas loin d’une imagerie un peu pittoresque, impossible d’oublier les visages et les corps de ces âmes damnées, pas damnées par Dieu, mais damnés par l’Humain lui-même. Et pour prouver que le film n’est pas uniquement située dans le grandiose, on y a apprend même des choses étonnantes, comme par exemple que des prisonniers passent certaines de leur journée, menottés, à la mairie pour servir de témoin aux mariés.
Comme à son habitude, il y a chez Malick un génie à filmer les parcelles du monde encore édénique (la scène des bison, le Mont St Michel) dans des moments étranges, comme décontextualisés. Pourtant, et c’est une nouveauté, il filme pour la première fois le monde moderne, des allées d’une supérette à celle d’une laverie (puis celle d’un magasin d’électoménager, le couple ayant décidé d’investir dans un lave-linge !). Ces scènes ne sont pas filmées avec moins de grâce que les autres sans aucune notion de paradis perdu. De même, il est amusant de se souvenir de tous ces petits détails de la vie qui émaillent le film, comme Ben Affleck rangeant dans le lave-vaisselle les verres que lavent Olga Kurylenko ou la Sœur nettoyant des couverts devant le regard (amoureux ?) de Javier Bardem.
L’Homme est Homme parce qu’il doute et s'interroge. L’amour terrestre n’est pas moins fort et pas moins sûr que l’amour divin. Tous les êtres cherchent ce qui pourraient les relier – et c’est en ce sens que A la merveille est un film religieux - et pourtant ces liens « horizontaux » sont impossibles comme si les humains stagnaient au milieu d’une échelle verticale infinie, perdue entre Ciel et Terre. A la merveille ne résout pas cette équation, il montre au contraire comment toute chose et son envers coexistent. Sa façon de répondre à l’impossibilité de l’Homme de trouver sa place au monde se trouve dans cette prière filmique qui a pour objet de ramasser tous les questionnements en une forme élégiaque et méditative, prière qui cherche à surmonter la Vie.
dimanche 3 février 2013
Djangogo
Le grand méchant du film sera tué à la fin. Non non, il ne s'agit pas de l'esclavagiste blanc, mais du vieillard noir collaborationniste. Drôle de sens des priorités... |
A la fin du film, Django prend enfin les rennes de l'action (et de la fiction) et décide d'assouvir sa vengeance. Cette résurrection a été rendue possible par un concours de circonstance tout à fait miraculeux et une poignée de scènes qu'on croirait tournées par une seconde équipe en état de catalepsie avancée (ce n'est pas le cas puisque Tarantino lui-même joue dans une des scènes). Comme tout le monde est mort, il n'y a plus
grand monde à tuer. Il ne reste plus à Django qu'à abattre froidement la sœur éplorée de
son ennemi juré (Leonardo DiCaprio) envoyé ad patres précédemment par son acolyte allemand, et
flinguer un vieillard cacochyme abominable mais sans défense et noir comme lui (Samuel Jackson, onctueux par ailleurs).
Pour la gloire, Django fait tout péter à
coup de dynamite (comprendre une maison parsemée de cadavres) devant le regard
illuminé et niaiseux de sa femme ébahie par tant de virilité. Django Unchained était un film
plutôt pas mal jusque là, mais ses vingt abominables dernières minutes jettent un froid sur l'ensemble.
samedi 2 février 2013
Les lois de l'attraction - La mécanique des sentiments
Loi : Énoncé de phénomènes dans un domaine particulier. Ex. : les lois de l‘apesanteur.
Attraction : Force qui attire, qui fait qu’un corps en attire un autre
« Ce n’est pas à cause de l’attraction terrestre que des gens tombent. . . amoureux ! » Albert Einstein
Les Lois de l’Attraction est un titre à la limite de l’oxymore. L’attraction amoureuse, puisque que c’est de celle-ci qu’il s’agit, n’est pas censée être régie par des lois physiques que le scientifique pourrait définir. C’est pourtant l’expérience à laquelle se livre Roger Avary en adaptant le roman de Bret Easton Ellis.
Soit trois cobayes : Sean (James Van Der Beek), blondinet méprisant, amateur de drogue, vomissant son cynisme et sa prétention à la face du monde. Lauren (Shannyn Sossamon), brune séduisante, mais inhibée, obnubilée par le grand amour mais embarquée dans des histoires impossibles. Paul (Ian Somerhalder), homosexuel discret et ultra beau gosse.
Soit un lieu d’expérimentation : un lycée huppé du New Hampshire quelque part dans le temps (le roman était ancré dans les années 80 ; le film opte pour une époque nettement moins identifiable).
Que se passe-t-il lorsque nos trois cobayes sont mis en présence les uns des autres ainsi que de plusieurs corps tiers : Victor, le bellâtre qui fait tomber les filles mais est d’une inconsistance crasse ; Lucie, l’amoureuse transie mais transparente ; une étudiante nymphomane (Jessica Biel) ; un professeur priapique (Eric Stolz) ; un dealer (Eric Szamda) ?
Les Lois de l’Attraction passe en revue les possibilités, les interactions possibles, les rapprochements parfois mais surtout les haines, les antipathies et pire, les indifférences. Avec cette conclusion qu’on reste toujours seul et que les lois de l’attraction seraient plutôt celles de la répulsion.
Il y une réelle étrangeté dans la façon dont sont figurés ces humains à l’écran. Certains sont figés dans des expressions inquiétantes, tel ce regard noir que porte James Van Der Beek tout au long du film, sa façon de mâchonner en tordant la bouche, son front gigantesque (un des signes distinctifs de l’acteur), accentué par des contre-plongées le faisant ressembler à Jack Nicholson dans Shining, les yeux finissant presque par disparaître sous l’apique du crâne. D’autres personnages, comme Victor, semblent zapper leur entourage (Lauren vient le voir : il ne la reconnaît pas), et quand des souvenirs affleurent, comme ceux du voyage en Europe, cela se limite à un catalogue, sans mise en perspective, sans analyse ni classement, sans émotion… Le langage bégaie, la compréhension de choses même simples semble perturbée. Ainsi, au début du film, Sean se présente à une jeune fille, chacun répétant plusieurs fois les mêmes informations dans un dialogue de sourd. L’obscénité règne. De Sean qui besogne laborieusement une conquête d’un soir au prof qui demande une fellation à son élève amoureuse, en passant par les garçons dansant dans des poses suggestives sur le Faith de George Michael, ou par Richard mimant de façon graveleuse des actes sexuels devant la mère de Paul (scène reprise à l’identique du livre). Les visages sont déformés, les corps s’agitent frénétiquement. Sarabande grotesque.
A plusieurs reprises, on a l’impression que les Lois de l’attraction se déroule, non pas sur un campus, mais dans un hôpital psychiatrique où seraient internés des jeunes gens beaux comme des dieux mais désaxés. Ou alors, que ces personnages seraient des automates ressemblant à s’y méprendre à des humains mais qui n’auraient pas encore été augmentés de ce petit quelque chose qui fait la différence entre Pinocchio et un petit garçon de chair et d’os. On a l’impression qu’aucune loi ne pourra définir les attractions possibles entre ces gens puisqu’ils sont infirmes des sentiments et donc éloignés de toute idée de norme. Le roman d’Ellis était assez cruel et ne rachetait pas vraiment ses personnages. Mais le film est encore plus violent lorsqu’il s’agit de montrer des gens agissant comme des imbéciles (l’écrit est parfois moins brutal que sa mise en images).
Il n’y a pourtant pas une once de condescendance dans le regard d’Avary sur ses créatures entravées. Ses personnages ne sont pas méchants ou hargneux. Ils sont maladroits, privés de sensations, touchants dans leur maladresse et leurs habits trop grands. Ils voudraient de l’amour mais ne savent pas s’y prendre. Et le film ne cesse alors de traquer les moments où l’humain-robot déraille, ne sait plus comment agir pour se colleter au monde. C’est évidemment la triple ouverture dans laquelle les héros se retrouvent dans des situations humiliantes. C’est aussi cette scène géniale dans laquelle Sean, après sa rupture amoureuse, se suicide une première fois par pendaison mais échoue, puis simule un suicide par égorgement à grand renfort de ketchup sur le cou pour impressionner Lauren. Il est évidemment horrible de souffrir sans que l’autre ne le sache (c’est pour cela que la colocataire se suicide — parce qu’elle est invisible aux yeux de tous, même du metteur en scène qui la relègue dans un coin de cadre…). Mais lorsque l’autre le sait, cette petite mise en scène devient ridicule car manipulatrice.
A propos de mise en scène, celle d’Avary vient souvent à la rescousse des héros pour pallier l’émotion manquante. C’est la beauté de ce film : le cinéaste n’est pas seulement en position d’entomologiste surplombant son univers. Il intervient dans son théâtre de marionnettes et sort de son rôle de scientifique pour devenir savant fou. C’est la mise en scène qui réunit Sean et Lauren dans le split-screen qui les fait se rejoindre à l’issue d’un long plan séquence filmé simultanément de chaque point de vue. Longue et seule scène ensemble, suffisamment marquante pour imprimer sur le spectateur l’idée de rencontre entre les deux personnages avant leur rupture finale. De même, c’est le pouvoir du Deus Ex Machina-cinéaste qui, dans ladite rupture, vient au secours de Sean, dont les yeux restent secs : c’est un flocon de neige numérique qui tombe sur son œil et glisse ensuite sur la joue pour remplacer la vraie larme qui ne vient pas.
Les Lois de l’attraction est un film profondément triste, mais l’émotion ne vient jamais des personnages eux-mêmes. Leur rigidité robotique ou, a contrario, leurs excès absurdes d’affects court-circuitent tout processus d’identification. Et pourtant, cette façon de filmer les humains de biais au travers de poupées faites de de chair et de sang permet au cinéaste de parler d’Amour, de Solitude, d’Etre-au-Monde de la façon la plus frontale qui soit.
La comparaison flatteuse avec Stanley Kubrick qu’on a souvent faite à propos de ce film n’est pas aberrante. Les Lois de l’Attraction ressemble à un peu à l’idée qu’on se ferait d’un teen movie vu par le grand Stanley s’il en avait réalisé un. Même regard d’entomologiste, même souci de dépeindre avec cette acuité critique l’humanité scrutée à travers un microcosme très spécifique, même froideur, même abstraction apparente dans la peinture de l’humain, et pourtant même talent à provoquer l’émotion de façon non psychologique, uniquement par le regard du cinéaste sur son monde, quand il regarde la machine qui se grippe.
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