Pour mener à bien cette approche théorique, Tina Satter est partie astucieusement d’un fait réel réduit à sa plus simple expression : la transcription de l’audition par le FBI de la jeune Reality Winner, accusée d’espionnage. Elle en a tiré d’abord une pièce de théâtre puis un film, en se fixant de respecter scrupuleusement le verbatim.
A partir de cet élément, factuel, concret, ingrat et non artistique, Tina Satter a retourné les limites naturelles du document pour faire saillir ses lignes de force. Ainsi, elle filme quasiment en temps réel jusqu’à ce que le temps paraisse tellement distendu qu’il finit par nous sembler étrange. La préparation d’une perquisition, ce genre de scène allusive qu’on a vu mille fois dans les films américains (un policier brandit au visage du suspect un courrier et entre chez lui, fin de la scène), devient un morceau de bravoure à part entière, durant lequel la politesse des policiers, leur componction, leur précautions excessives jusqu’à la gène, deviennent finalement suspects aux yeux du spectateur. La fameuse politesse américaine, l’enthousiasme superlatif en toutes circonstances n’a jamais semblé plus inquiétant qu’ici. Le deuxième acte, l’interrogatoire, se déroule dans une pièce vide et sordide : policiers et suspect sont debout et figés, comme plantés dans le sol. C’est le côté le plus lynchien du film, moins pour son aspect bizarre que parce que David Lynch aime multiplier compulsivement dans ses œuvres les duos de policiers ricanant, droits comme des I. Dans cet espace mental, la parole va chercher à remplir l’espace. Mais peut-on faire confiance aux mots ? Peuvent-ils véritablement retranscrire les pensées parfois confuses, y compris pour celle qui tente de leur donner forme ?
La réalité devient source de chaos, le réel - par sa simple reproduction - irréel, et REALITY pénètre dans des eaux étranges, entre docudrama contemporain et politique dans lequel la cinéaste prend à revers les forces de l’ordre en leur imposant ce qui peut être appréhendé comme une « reconstitution de scène de crime » - mais avec eux sur la sellette et dirigée par une artiste - et petit théâtre de l’absurde et de la révolte métaphysique.
Si le prénom de Reality eût été différent, tout REALITY aurait changé.
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