A bientôt j'espère

(To Chris M.)

vendredi 27 septembre 2024

IMPUISSANCE DE LA PAROLE : "Reality" de Tina Satter

 
C’est presque trop beau pour être vrai. L’héroïne éponyme se prénomme réellement « Reality » ; ce prénom original a ouvert les portes de l’imaginaire de la réalisatrice qui a décidé de dépeindre méticuleusement le concept mouvant de « réalité ».

Pour mener à bien cette approche théorique, Tina Satter est partie astucieusement d’un fait réel réduit à sa plus simple expression : la transcription de l’audition par le FBI de la jeune Reality Winner, accusée d’espionnage. Elle en a tiré d’abord une pièce de théâtre puis un film, en se fixant de respecter scrupuleusement le verbatim.

A partir de cet élément, factuel, concret, ingrat et non artistique, Tina Satter a retourné les limites naturelles du document pour faire saillir ses lignes de force. Ainsi, elle filme quasiment en temps réel jusqu’à ce que le temps paraisse tellement distendu qu’il finit par nous sembler étrange. La préparation d’une perquisition, ce genre de scène allusive qu’on a vu mille fois dans les films américains (un policier brandit au visage du suspect un courrier et entre chez lui, fin de la scène), devient un morceau de bravoure à part entière, durant lequel la politesse des policiers, leur componction, leur précautions excessives jusqu’à la gène, deviennent finalement suspects aux yeux du spectateur. La fameuse politesse américaine, l’enthousiasme superlatif en toutes circonstances n’a jamais semblé plus inquiétant qu’ici. Le deuxième acte, l’interrogatoire, se déroule dans une pièce vide et sordide : policiers et suspect sont debout et figés, comme plantés dans le sol. C’est le côté le plus lynchien du film, moins pour son aspect bizarre que parce que David Lynch aime multiplier compulsivement dans ses œuvres les duos de policiers ricanant, droits comme des I. Dans cet espace mental, la parole va chercher à remplir l’espace. Mais peut-on faire confiance aux mots ? Peuvent-ils véritablement retranscrire les pensées parfois confuses, y compris pour celle qui tente de leur donner forme ?

La réalité devient source de chaos, le réel - par sa simple reproduction - irréel, et REALITY pénètre dans des eaux étranges, entre docudrama contemporain et politique dans lequel la cinéaste prend à revers les forces de l’ordre en leur imposant ce qui peut être appréhendé comme une « reconstitution de scène de crime » - mais avec eux sur la sellette et dirigée par une artiste - et petit théâtre de l’absurde et de la révolte métaphysique. 

Si le prénom de Reality eût été différent, tout REALITY aurait changé.

 

samedi 6 avril 2024

PALE RIDER de Clint Eastwood

 

 

Pale Rider est le film de la reconnaissance académique en France puisqu’il sera sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes. La critique est élogieuse, sans doute car Clint Eastwood propose une vision plus chaleureuse et moins sardonique que celle de L’homme des hautes plaines, son double, et dépeint cette communauté de gentils chercheurs d’or harcelé par une bande de brigands très méchants avec humanité.

Clint Eastwood est le « preacher », invoqué sans le savoir lors d’une prière par la jeune Sydney Penny qui se recueillait sur la sépulture de son chien, tandis que le cavalier solitaire apparait magiquement à l’écran dans une surimpression toute droit sortie d’un film muet. Cette image de la tombe sur laquelle on se rend pour rendre hommage aux fantômes du passé est une figure classique du western, de la Charge Héroïque à... Impitoyable. Sauf qu’ici, ce n’est pas un vieil homme qui se retourne sur sa jeunesse perdue, mais une jeune fille rayonnante et volontaire qui invoque l’esprit vengeur des Noël futurs - le film se passe en partie dans des paysages enneigés - pour leur ouvrir les portes de l’avenir. Clint Eastwood, malgré les apparences rigides, a toujours été du côté de la relève (de Breezy – dans Pale Rider, Eastwood refuse les avances de la jeune fille au récent 15h17 pour Paris). Pale Rider marque d’ailleurs la fin d’une collaboration unique de plus de quinze années avec son directeur de la photo Bruce Surtees. Quant à l’adorable Sydney Penny, elle continuera son dialogue avec l’outre monde dans deux biopics consacrés à Bernadette Soubirous, pour un autre vieux briscard du cinéma, Jean Delannoy. 

 

Sydney Penny dans Bernadette de Jean Delannoy

 

dimanche 31 mars 2024

CHASSEUR BLANC, COEUR NOIR de Clint Eastwood

 


Le grand art, c’est la simplicité – John Wilson

Pourquoi Chasseur blanc, cœur noir n’est-il jamais cité comme le titre inaugural d’un run parfait en général réduit à la trilogie Impitoyable - Un monde parfaitSur la route de Madison ? Parce que le rigolo mais inconséquent La relève est intercalé entre ? Parce qu’il est forcément moins puissant que son titre fabuleux le laisserait augurer ? Parce qu’il n’a jamais été proposé en Haute Définition et que le dvd désormais ancien n’offre qu’un pâle souvenir de la photo de Jack Green ? Parce que c’est un chef d’œuvre peut-être, mais un chef d’œuvre qu’on ne revoit pas et qui n’émeut jamais comme les trois titres mythiques susnommées, donc peut-être pas un chef d’œuvre ?

Pourtant, Eastwood qui joue son idole John Huston (sous le nom de John Wilson) et raconte officieusement le tournage chaotique d’African Queen, ce devrait exciter tous les cinéphiles de la terre, ceux-là même qui n’aiment rien moins que les films qui célèbrent leur art préféré et mouillent (leurs yeux) dès qu’un cinéaste lui dédie « une lettre d’amour ». Eastwood n’est pas de cette trempe onaniste, et la love letter, c’est un peu entre les deux yeux du spectateur qu’il a envie de la planter ; quant à Chasseur blanc, cœur noir, c’est une œuvre masochiste dans laquelle Eastwood se complait à se comparer à une pute et dans laquelle on ne voit pas un seul plan sur une caméra avant les dix dernières minutes.

Chasseur blanc, cœur noir est donc dédié à un évitement, celui du cinéma. Le scénario autour duquel toute l’histoire s’organise ? Perdu quelque part dans une chambre en bazar au début, ramené de façon général à des idées stupides qu’une actrice propose à John Wilson, retravaillé quand on aura cinq minutes. Pas mal pour un film écrit par le littéraire Peter Viertel, scénariste, script doctor sur African Queen, et auteur du roman (car oui, c’est un roman) adapté par Eastwood. Dans la vraie vie, Peter Viertel a été marié à Deborah Kerr et il aurait introduit le surf à Biarritz (ce n’est pas une blague), comme quoi il n’y a pas que l’art dans la vie. C’est d’ailleurs un peu le sujet du film, faut-il vivre avant de filmer ? Viertel se met en scène dans son livre dans un rôle d’observateur charismatique et privilégié. C’est Jeff Fahey, acteur prometteur mais disparu dans l’enfer du Z, qui l’incarne. Fahey a des yeux bleus clairs sublimes. Un regard aussi magnétique que celui de Lauren Bacall pour citer la partenaire-épouse la plus célèbre de Bogart réunis dans un autre Huston. Chasseur blanc cœur noir n’est pas pour autant un film gay, mais c’est clairement un film sur la masculinité, sur le besoin de se sentir admirer par un frère de sang. Le cinéaste joué par Eastwood est d’abord présenté à son avantage, quand dans une longue scène amusante il boxe verbalement une jolie dame antisémite à grand coups de punchlines, à droite, à gauche, uppercut puis K.O. de l’adversaire. Il se bat ensuite physiquement cette fois avec le directeur occidental d’un resort ougandais parce qu’il a traité un de ses employés de « nègre ». L’issue du combat est moins glorieuse puisque Wilson est bien amoché à la fin de la rixe, il faut dire qu’il était ivre lorsqu’il a lancé les hostilités. Mais rapidement, on se demande si c’est par humanisme que Wilson se comporte ainsi ou par son caractère de paon faisant la roue en toutes circonstances et surtout selon les circonstances. L’âme vengeresse va ainsi se transformer en obsession dangereuse, puisque Wilson n’a qu’une seule envie, tuer un éléphant, ce « péché autorisé ». Il force tout son entourage à l’accompagner dans cette aventure létale parce que si c’est un natural born filmeur, il a surtout besoin d’être regardé, lui aussi. Un chasseur africain y perdra la vie, celui qu’il avait désigné momentanément comme son autre frère de substitution. Eastwood est impérial dans ce rôle et, ne serait-ce pas le dernier de ses films dans lequel il joue, drôle, charmeur, volubile, avant de devenir ce spectre cadavérique à la mâchoire serrée qu’il deviendra les trente années suivantes ?

Le film prend très au sérieux l’analogie du mot anglais To shoot qui veut dire tirer et filmer. Le réalisateur cadre, ajuste, accommode. Il cherche ses cibles. Dans ce film, tout le monde en a une. En Afrique, les locaux surnomment le cinéaste « Hollywood » avec un ton méprisant pour ces divas en goguette venues s’encanailler. Chasseur blanc, cœur noir est le récit d’une purge ou celui d’une conversion. Comme s‘il fallait retourner au berceau de l’humanité (cliché, peut-être, mais il faut sans doute lire ce film de façon allégorique), pour enfin voir le monde, se vider de son ego et de ses rancœurs, renaitre, avant de pouvoir donner le premier tour de manivelle.

Filmer les animaux (avec une caméra à la place du fusil) est l’apanage du documentaire depuis Jean Painlevé. On ne reviendra pas à Bazin et au « montage interdit », quoique.  La rencontre attendue entre Eastwood et l’éléphant moby dickien (roman entre parenthèses adapté au cinéma par John Huston) est filmée sous forme de champ / contre champ, ce procédé cinématographique de pure convention qui va à l’encontre de la doxa bazinienne. Un plan malheureux casse cette opposition décevante mais au moins honnête entre fiction et réel sans toutefois résoudre l’équation ontologique :  Eastwood est en amorce et au fond l’éléphant, mais le plan est truqué. On est loin du plan du Cirque avec Chaplin et le lion dans la cage, réunis dans le cadre, pour de vrai. Comment concilier la vie et le cinéma, la fiction et le documentaire ? Pas de réponse. Le dernier mot de ce film géographiquement voyageur mais fondamentalement tétanisé par une angoisse existentielle est « Action ! ».

A suivre ?