Le grand art, c’est la simplicité – John Wilson
Pourquoi Chasseur blanc, cœur noir n’est-il jamais
cité comme le titre inaugural d’un run parfait en général réduit à la
trilogie Impitoyable - Un monde parfait – Sur la route de
Madison ? Parce que le rigolo mais inconséquent La relève est
intercalé entre ? Parce qu’il est forcément moins puissant que son
titre fabuleux le laisserait augurer ? Parce qu’il n’a jamais été proposé
en Haute Définition et que le dvd désormais ancien n’offre qu’un pâle souvenir
de la photo de Jack Green ? Parce que c’est un chef d’œuvre peut-être,
mais un chef d’œuvre qu’on ne revoit pas et qui n’émeut jamais comme les
trois titres mythiques susnommées, donc peut-être pas un chef d’œuvre ?
Pourtant, Eastwood qui joue son idole John Huston (sous le
nom de John Wilson) et raconte officieusement le tournage chaotique d’African
Queen, ce devrait exciter tous les cinéphiles de la terre, ceux-là même
qui n’aiment rien moins que les films qui célèbrent leur art préféré et mouillent
(leurs yeux) dès qu’un cinéaste lui dédie « une lettre d’amour ».
Eastwood n’est pas de cette trempe onaniste, et la love letter, c’est un
peu entre les deux yeux du spectateur qu’il a envie de la planter ; quant
à Chasseur blanc, cœur noir, c’est une œuvre masochiste dans laquelle
Eastwood se complait à se comparer à une pute et dans laquelle on ne voit pas
un seul plan sur une caméra avant les dix dernières minutes.
Chasseur blanc, cœur noir est donc dédié à un évitement,
celui du cinéma. Le scénario autour duquel toute l’histoire
s’organise ? Perdu quelque part dans une chambre en bazar au début, ramené
de façon général à des idées stupides qu’une actrice propose à John Wilson,
retravaillé quand on aura cinq minutes. Pas mal pour un film écrit par le
littéraire Peter Viertel, scénariste, script doctor sur African Queen,
et auteur du roman (car oui, c’est un roman) adapté par Eastwood. Dans la vraie
vie, Peter Viertel a été marié à Deborah Kerr et il aurait introduit le surf à
Biarritz (ce n’est pas une blague), comme quoi il n’y a pas que l’art dans la
vie. C’est d’ailleurs un peu le sujet du film, faut-il vivre avant de filmer ?
Viertel se met en scène dans son livre dans un rôle d’observateur charismatique
et privilégié. C’est Jeff Fahey, acteur prometteur mais disparu dans l’enfer du
Z, qui l’incarne. Fahey a des yeux bleus clairs sublimes. Un regard aussi
magnétique que celui de Lauren Bacall pour citer la partenaire-épouse la plus
célèbre de Bogart réunis dans un autre Huston. Chasseur blanc cœur noir
n’est pas pour autant un film gay, mais c’est clairement un film sur la
masculinité, sur le besoin de se sentir admirer par un frère de sang. Le cinéaste joué par Eastwood est d’abord
présenté à son avantage, quand dans une longue scène amusante il boxe
verbalement une jolie dame antisémite à grand coups de punchlines, à
droite, à gauche, uppercut puis K.O. de l’adversaire. Il se bat ensuite
physiquement cette fois avec le directeur occidental d’un resort ougandais
parce qu’il a traité un de ses employés de « nègre ». L’issue du
combat est moins glorieuse puisque Wilson est bien amoché à la fin de la rixe,
il faut dire qu’il était ivre lorsqu’il a lancé les hostilités. Mais
rapidement, on se demande si c’est par humanisme que Wilson se comporte ainsi
ou par son caractère de paon faisant la roue en toutes circonstances et surtout
selon les circonstances. L’âme vengeresse va ainsi se transformer en obsession
dangereuse, puisque Wilson n’a qu’une seule envie, tuer un éléphant, ce « péché
autorisé ». Il force tout son entourage à l’accompagner dans cette
aventure létale parce que si c’est un natural born filmeur, il a surtout
besoin d’être regardé, lui aussi. Un chasseur africain y perdra la vie, celui
qu’il avait désigné momentanément comme son autre frère de substitution.
Eastwood est impérial dans ce rôle et, ne serait-ce pas le dernier de ses films
dans lequel il joue, drôle, charmeur, volubile, avant de devenir ce
spectre cadavérique à la mâchoire serrée qu’il deviendra les trente années
suivantes ?
Le film prend très au sérieux l’analogie du mot anglais To
shoot qui veut dire tirer et filmer. Le réalisateur cadre, ajuste,
accommode. Il cherche ses cibles. Dans
ce film, tout le monde en a une. En Afrique, les locaux surnomment le cinéaste « Hollywood »
avec un ton méprisant pour ces divas en goguette venues s’encanailler. Chasseur
blanc, cœur noir est le récit d’une purge ou celui d’une conversion. Comme
s‘il fallait retourner au berceau de l’humanité (cliché, peut-être, mais il
faut sans doute lire ce film de façon allégorique), pour enfin voir le monde,
se vider de son ego et de ses rancœurs, renaitre, avant de pouvoir donner le
premier tour de manivelle.
Filmer les animaux (avec une caméra à la place du fusil) est
l’apanage du documentaire depuis Jean Painlevé. On ne reviendra pas à Bazin et
au « montage interdit », quoique.
La rencontre attendue entre Eastwood et l’éléphant moby dickien (roman
entre parenthèses adapté au cinéma par John Huston) est filmée sous forme de
champ / contre champ, ce procédé cinématographique de pure convention qui va à
l’encontre de la doxa bazinienne. Un plan malheureux casse cette opposition décevante
mais au moins honnête entre fiction et réel sans toutefois résoudre l’équation
ontologique : Eastwood est en
amorce et au fond l’éléphant, mais le plan est truqué. On est loin du plan du Cirque
avec Chaplin et le lion dans la cage, réunis dans le cadre, pour de vrai. Comment
concilier la vie et le cinéma, la fiction et le documentaire ? Pas de
réponse. Le dernier mot de ce film géographiquement voyageur mais
fondamentalement tétanisé par une angoisse existentielle est « Action ! ».
A suivre ?