Bruce 78
“Where
is Billy ?” Twin
Peaks, the return
Prologue
1. « Likeness ».
En anglais, ce terme signifie image. Les gens qui travaillent dans la post-production
ou la distribution de films le connaisse bien, c’est l’élément central des
« Paid ads », ce document qui recense les obligations contractuelles
concernant l’utilisation du nom et de l’image des acteurs et en particulier des
vedettes par des tiers. Les termes de ce contrat peuvent donner lieu à
plusieurs pages de textes à l’écriture serrée et au langage juridique
difficilement compréhensible pour définir comment ils doivent être utilisés
partout où ils apparaissent (générique, affiche, jaquette, photos
d’exploitation…). Likeness est le mot qui revient le plus souvent.
Est-il obligatoire de mettre l’acteur sur l’affiche ? Peut-on mettre
d’autres acteurs avec lui et si oui, lesquels ? Quelle taille doit avoir
sa photo et son nom sur l’affiche, et en comparaison des autress ? Tout le
jeu de photos sur lesquelles la vedette apparait doit être validé. Les captures
d’écran sont souvent interdites à moins que l’acteur (en général via son
agent) donne son autorisation. On ne rigole pas avec la likeness aux
Etats-Unis. Pour les gens du marketing et les graphistes, ces contraintes
peuvent se révéler totalement cauchemardesques par les limites artistiques
qu’elles imposent.
Prologue 2. L’utilisation abusive de l’image d’un
acteur a donné lieu à un cas célèbre. Il s’agit de l’affaire Crispin Glover et Retour
vers le futur 2, dans lequel il refusa de tourner. Que faire quand on
tourne une suite d’un succès mais qu’un acteur ne veut pas participer à sa
suite alors que son rôle est nécessaire à l’intrigue ? On peut en changer (Moira
Kelly a pris la place Lara Flynn Boyle dans le film Twin Peaks Fire Walk
With Me), mais on peut aussi procéder comme les Marx Brothers firent, quand
il fallut remplacer l’un d’eux, Howard Shemp, mort d’une crise cardiaque, alors
qu’il leur restait des contrats à honorer. Ils avaient mélangé des plans du
vrai Howard Shemp venant de films antérieurs avec une doublure discrète pour tourner
de nouvelles scènes. Ces films sont connus comme ceux avec le « fake
Shemp » (le faux Shemp). Dans cet esprit, les producteurs de Retour
vers le futur 2 décidèrent de cacher l’absence de Crispin Glover en
maquillant son remplaçant, Jeffrey Weissman, pour qu’il lui ressemble. Un
procès s’en suivit que Glover intenta pour utilisation frauduleuse de son image,
procès qu’il gagna et fit jurisprudence. Adieu les Fake Shemps.
La personne aux deux personnes.
Tous ce long détour pour dire qu’à Hong Kong… ça ne passe pas comme ça ! La législation
sur le droit à l’image est laxiste. Nous éviterons l’argument moral consistant
à dénigrer Le jeu de la mort parce qu’il aurait exploité salement
l’image de sa vedette défunte. Il existe, il fait partie du corpus de l’œuvre
de Bruce Lee, c’est même une œuvre paradoxale car elle est tout autant
considérée comme un navet mercantile fabriqué par des gens sans foi ni loi, que
comme un classique parce qu’il contient la séquence la plus canonique de
l’œuvre de Bruce Lee, l’affrontement vertical dans le dojo, et c’est l’œuvre qui
le montre en survêtement jaune, son accessoire iconique. Cette scène finale provenant
d’un film inachevé a justifié au fil du temps de nombreuses rééditions, des
archéologues de la pelloche parvenant à retrouver de plus en plus de rushes de
ce tournage mythique (qui sait si, dans un milliard d’années, à force de
remonter péniblement les mètres de pellicule tournées, ils n’arriveront pas à
avoir un film entier). En attendant, venons au sujet à proprement parler de ce
texte, à savoir comment ceux nous appelleront les « Créateurs »
(faute d’un responsable unique à ce patchwork cynique mais inventif) ont dû
gérer l’absence de l’acteur principal pour broder un film avec lui en utilisant
des images antérieures. En ce domaine, Le jeu de la mort est complexe
tant il utilise des solutions diverses, même si elles entrent parfois en
contradiction les unes avec les autres. Ce qui en fait aussi son charme.
La première idée, plutôt évidente si on y pense, est une
idée de scénario. C’est d’avoir fait de son héros un acteur de cinéma car Le
jeu de la mort est forcément, étant donné ses circonstances de fabrication,
metacinématographique. Il s’appelle Billy Lo, il est joué par Kim Tai-Chung (discrètement
relégué en dernière position du générique alors que c’est l’acteur qu’on voit
le plus à l’écran). Le film commence par un mélange de la scène finale de La
fureur du dragon, l’affrontement avec Chuck Norris au Colisée, et de son
tournage reconstitué par Robert Clouse en 1978 avec la doublure de Bruce Lee. Premier
constat de ce tour de passe-passe : ce n’est pas Bruce Lee qui jouait face
à Chuck Norris mais Billy Lo. L’histoire se déroule dans un temps alternatif dans
lequel le Bruce Lee que nous connaissons n’existe pas. Dans ce temps
alternatif, la chronologie n’est pas la même que celle de la réalité puisque La
fureur de vaincre est tourné après (alors que c’est l’inverse dans le vrai
monde). Pourtant, notre Bruce Lee existe bel et bien dans diégèse du
film puisque le film ne cessera paradoxalement de ramener son image à même la
pellicule. Ce personnage de Billy Lo aura deux visages, celui de l’acteur Kim
Tai-Chung et celui de l’idole, comme si les deux espaces temps (celui du Bruce
Lee vivant / celui post-mortem) étaient juxtaposés. On passe donc des plans
originaux de la Fureur de Vaincre au plateau de tournage avec Billy Lo
pour incarner le même corps. Si Tarantino s’est gentiment moqué de Bruce
dans Once upon a time in Hollywood, il a implicitement rendu hommage aux
artifices du Jeu de la mort avec la scène où Margot Robbie assiste à la
projection du film de son personnage jouée dans la réalité par Sharon Tate sans
la remplacer numériquement à l’écran par Margot Robbie (alors que Steve McQueen,
dans La grande évasion, est effacé au profit de Leonardo DiCaprio le
temps d’un gag). L’acteur et son rôle peuvent coexister du moment qu’ils sont
dans des espaces spatiaux différents : l’espace de l’écran de cinéma, et
l’espace du récit. Ce qui a été salué comme un geste de cinéma amoureux de la
part de Tarantino était le même chez les Créateurs du Jeu de la mort. L’amour
en moins ?
Cette association n’est pas si évidente à prolonger sur un
film entier. L’intrigue policière rapidement mise en place repose ingénieusement
sur ce problème de likeness, puisque qu’un syndicat de mafieux veut faire
un signer un contrat à Billy pour contrôler son image afin de toucher des
recettes sur son utilisation. Inspiré par la rumeur voulant que l’acteur ait
été victime des Triades, c’est en quelque sorte une variation sur l’enjeu du Jeu
de la mort qui cherche à faire coïncider l’image d’un acteur inconnu avec
l’image d’une star pour en recueillir les dividendes. Le film emploiera
différentes techniques pour ajuster plus ou moins fébrilement l’image de Bruce
Lee à sa doublure.
Tout d’abord, la plus simple, est celle de la dissimulation.
Affubler Billy Lo de lunettes noires, le filmer de dos ou de biais, dans la pénombre,
lui mettre des obstacles au premier plan pour le cacher, le mettre dans des lieux
exigus (une cabine téléphonique), ou jolie idée allégorique, le filmer dans un
miroir qui, comme on le sait, donne à voir son double. Ensuite, pour le faire
oublier, l’entourer d’un casting d’acteurs facilement identifiables qui
ont droit, eux, à de longues scènes baignées dans un éclairage très
télévisuel : l’atomique Collen Camp, le bellâtre aux tempes grisonnantes, Gig
Young, ce vieux chauve tout frippé de Dean Jagger, le solide Hugh O’Brian en
homme de main du méchant. Ce proécédé rappelle ces chorégraphies de cinéma ou
de clips pour lesquelles il faut s’adapter à une vedette qui ne sait pas
danser. En général, le chorégraphe met la star au centre de l’image mais
l’entoure de danseurs professionnels qui eux maitrisent. Le mouvement général
fera que le spectateur ne s’attardera pas sur sa piètre performance, la star peut
rester relativement statique au centre tandis que les professionnels déploient
leur savoir-faire en remplissant toute la surface du plan, donnant l’illusion
que tout le monde est à l’unisson.
L’autre technique, plus acrobatique, est celle de
l’utilisation de stockshots, des plans des anciens avec Bruce Lee sont
intégrés dans les nouvelles scènes, comme les Marx Brothers firent avec Shemp.
Cela crée un trouble puisque non seulement la ressemblance entre Billy Lo et
Bruce Lee n’est pas probante mais en plus, les différences de cadre et
d’éclairage brisent l’unité espérée : le vrai Bruce est filmé frontalement
et bien éclairé tandis que les plans de Billy Lo sont toujours plongés dans la
pénombre et cadrés acrobatiquement pour le dissimuler. Les créateurs n’ont pas
l’air très confiant dans leur sosie pour alterner les plans de l’un à l’autre. De
nombreuses scènes usent de ce procédé, la plus marquante est celle du combat
contre Bob Wall dans le vestiaire. En revoyant cette scène bien chorégraphiée
mais maladroitement montée, elle semble quelque peu retorse pour Bruce. Ce
qu’on voit ressemble à ce que serait un premier montage aux coutures encore apparentes
d’une scène d’action dans laquelle la vedette serait doublée pour les plans les
plus complexes par un cascadeur. Sauf qu’ici, la doublure (Billy) a un temps de
présence aussi important, voire plus, que la star (Bruce Lee). On pourra donc y
voir soit un éloge du cascadeur (dans un film qui montre les coulisses du
cinéma, c’est approprié) au détriment de la vedette (puisque dans cette lecture
Bruce Lee, serait doublé pour ses scènes d’action, ce qu’il n’aurait pas, je
pense, apprécié), soit un geste bunuelien, qui dans Cet obscur objet du
désir avait changé son actrice en cours de route sans aucune justification
à l’écran. Dans ce film Bruce Lee est dans le film, et Bruce Lee n’est pas dans
le film, en même temps. Le vertige est encore plus saissant quand on pense
qu’il fallu d’autres comédiens pour créer ce personnage : Kim Tai-Chung était doublé pour les plans
d’action par Yuen Biao, et on ne parle même pas des différents doublages pour
les voix qui rendent ce Billy très composite !
Conscient des mises en abyme qui se génèrent telles des
réactions en chaine, les Créateurs se sont donc amusés, comme on l’a vu précedemment,
à reconstituer des scènes de tournage. Après l’ouverture de la Fureur du
Dragon évoquée plus haut, on peut voir la reconstitution du tournage du
dernier plan de La Fureur de vaincre ; celui où le héros saute à
l’écran vers le spectateur, arrêt sur l’image, tandis qu’on entend les
révolvers de la police située dans le contre champ faire feu sur lui. Je me
souviens que Christophe Gans dit un jour dans un entretien combien ce plan
était émouvant : il savait en voyant le film à l’époque de sa sortie en
France que Bruce Lee était déjà mort, ce plan était donc doublement marquant
puisqu’on voyait non seulement la mort du héros tout en sachant que celui qui
l’incarnait l’était également, pour de vrai. Voir le petit dragon en l’air, le
visage déformé par son cri, le propulsait au firmament des étoiles du cinéma. Le
Jeu de la mort molleste sa force mythologique en lui offrant son contre-champ
prosaïque : Billy se vautre après son saut sur un gros matelas pour
amortir la chute. Mais, et il y a toujours un « mais » dans ce film, Billy
Lo s’est vraiment pris une balle en plein visage, les mafieux avaient truqué
l’arme d’un des figurants pour le tuer. Le jeu de la mort est assez malin
dans son mélange de réalité et de fiction, décalant parfois seulement très
légèrement le sens d’une scène ou utilisant des éléments de la fiction de
référence pour créer des rimes. Et miracle, les Créateurs ont eu comme un don
de prescience des événements à venir, accomodant le regard du spectateur selon
l’époque, impossible de ne pas penser maintenant à la mort de Brandon Lee, le
fils de Bruce, sur le tournage de The Crow, mortellement blessé par le
tir d’un pistolet.
Cette scène donne lieu à un des plus grands mystères du Jeu
de la mort. Faire croire que son personnage principal est mort, qui plus est
d’une balle, en plein visage, dans un film où on doit procéder à un
moment à une permutation d’acteur, cela ressemble furieusement à un truc de scénariste
pour justifier le changement de visage du personnage. On se dit que cela aurait
pu être l’occasion d’intégrer le vrai Bruce Lee, quitte à faire se promener sa
doublure avec un bandeau sur la tête un certain temps, ou de filmer une partie de
l’intrigue en vue subjective (comme Dark Passage avec Bogart), la momie
arrive près du dojo, elle enlève ses bandelettes, cut, raccord sur le
visage de Bruce. Mais non, non seulement, on a déjà eu droit à des morceaux de
films avec du vrai Bruce avant, mais en plus cette péripétie ne débouche sur…
rien. Malgré la soi-disant opération de chirurgie esthétique, point de Face/off
à la sortie de clinique, Billy Lo ressort avec la même tête qu’avant, tout
juste affublé d’une barbe postiche pour le rendre soi-disant méconnaissable !
Pour les Créateurs, il n’y a pas volonté de duper le spectateur en usant
d’astuces scénaristiques grossières ; ils revendiquent de fabriquer une
œuvre autour d’un acteur disparu remplacé par une doublure, et l’assument
pleinement en évoquant ce scénario possible qu’ils ont choisi de ne pas
suivre.
Cette fausse mort permet d’intégrer les fameuses scènes
documentaires de l’enterrement du vrai Bruce Lee. Il repose dans son cercueil,
son visage est filmé par la caméra d’un reporter. Le plan le plus
ontologiquement vrai du film (à défaut d’être déontologique), se révélera être
par la magie de la fiction faux puisqu’on apprendra que c’était un masque pour
duper les foules et faire croire à la disparition tragique de Billy Lo. Dans un
plan ultérieur, le visage de Bruce s’effondre comme un château de sable, from
dust to dust, mais revivra quelques minutes plus tard car les mythes sont
immortels, sous la forme de Billy Lo.
Et puis, il a la grande idée du film, celle du plan le plus absolument
génial voire dada, dans lequel une photo de Bruce Lee a été collée sur un plan
de Billy. L’effet est grossier, mais il l’est tellement que c’en est
déstabilisant. C’est l’équivalent cinématographique du service à la cuillère de
Michael Chang face à Ivan Lendl à Roland Garros en 1989. Un geste amateur
inattendu dans un contexte professionnel. Ok, Le jeu de la mort n’est
pas du Kubrick, mais il reste une production soignée. Ce plan, lui, est beau
comme du Ed Wood. L’idée est classique mais forte : Billy Lo porte un
masque, comme dans une tradition théâtrale séculaire. Le masque permet au spectateur
de se projeter dans un personnage plus facilement ; le masque permet au comédien
de se libérer d’un poids, de son apparence et il peut modifier tout son être,
tout son, jeu, être libre, pour devenir plus soi détaché de son apparence
qu’avec. Ce film nous demande moins une suspension d’incrédulité que d’accepter
cette approche théatrale et le pouvoir du masque. Thai joue Billy Lo qui joue à
être Bruce Lee.
Alors pourquoi, question évidemment théorique, dans le long finale,
n’ont-ils pas intercalé des plans de Billy Lo, pour la rendre plus homogène avec
ce qui a été précédé ? Les seules scènes du film avec le vrai Bruce Lee in
extenso étaient celles tirées de ses films, La fureur de vaincre, la
Fureur du dragon. On peut donc voir cette longue scène d’action autant le développement
de l’intrigue principale qu’un film dans le film, et ce film, c’est un fragment
du Jeu de la mort tourné en 1972 par Bruce Lee. Les Créateurs n’ont pas
seulement brodé autour des images déjà tournées, ils les ont inscrites dans une
œuvre nouvelle, offrant à la scène du dojo un double statut : celui d’une
archive et celui d’une scène présente dans la continuité de la narration. On
pense à L’invention de Morel, ce roman fantastique d’Adolpho Bioy
Casares dans lequel un prisonnier évadé sur une île, découvre une machine à
projeter des images, comme des hologrammes. Ce héros malheureux tombe amoureux
d’une de ces projections et décide à la fin de « s’insérer » dans ce
film en trois dimensions. Billy Lo entre dans le film tourné en 1972, et se
superpose, en transparence au vrai Bruce Lee.
Conclusion
Dans Level 5 de Chris Marker, on entend ceci :
« J’ai essayé l’autre jour le jeu de Marienbad. Au
bout de quelques coups, l’ordinateur m’a laissé un message : « j’ai déjà
gagné, mais on peut continuer à jouer si ça vous amuse ». La mort
pourrait dire ça ».
Le titre était la clé. « Le jeu de la Mort ». Les Créateurs
ont joué son jeu, acté la disparition de leur acteur, l’ont remplacé par un
autre, faisant semblant de le faire revivre une dernière fois, tel Orphée
allant chercher Eurydice aux enfers, et l’ont enregistré. Si on fixe son visage
(celui de Billy), l’illusion disparait, le spectateur lui ne doit pas être trop
regardant sur le subterfuge. Bruce lee est mort, Kim Tai-Chung est mort aussi
depuis. Mais nous, tant que nous serons en vie, nous pourrons continuer à regarder
dans ce miroir derrière lequel se battent les fantômes du passé.