vendredi 7 mars 2014

Chris Marker vu par Yves Angelo



Mémoire pour Simone

Deuxième entretien. Cette fois ci c'est Yves Angelo qui évoque Chris Marker (version intégrale de l'entretien paru sur Premiere.fr).


Entretien avec Yves Angelo, directeur de la photo, réalisateur. 
Il a travaillé en tant que directeur de la photo avec Chris Marker sur Mémoire pour Simone son film hommage à Simone Signoret et le clip d'Electronic Getting Away with it.

Quand avez découvert les films de Chris Marker ?
Dans les écoles de cinéma, La Jetée était un film incontournable. J’ai étudié ce film lorsque j’étais à l’école Louis Lumière, plan par plan. Chris Marker représentait un cinéaste important, avec un vrai regard. La Jetée c’était une façon différente de faire du cinéma, différente de qu’on nous apprend à faire. Jouer avec le matériau. Quelle sensation peut provoquer une image. Son regard dépassait la simple histoire. Il la transcendait. Grâce à son regard, il transcendait le côté inanimé. Il le rendait mouvant. Comme un peintre. Il y a quelque chose qui était de l’ordre de l’aimantation. Comme quand on est devant une toile, qu’on peut aimer sans forcément comprendre ou comme un poème qu’on peut aimer sans forcément percevoir le sens. Je ne connaissais pas de camarades cinéphiles qui ne s’intéressent pas à son travail. Je crains qu’aujourd’hui dans la jeune génération, ses films soient moins connus. J’ai suivi toutes les sorties de ses films, Sans Soleil, A.K.
 
Quand l’avez-vous rencontré ?
Je l’ai rencontré en 1984, grâce à Pierre Lhomme qui m’avait recommandé à lui. C’était pour son documentaire consacré à Simone Signoret, Mémoire pour Simone. Chris Marker était un homme complexe. Mais j’étais à l’aise avec lui. Il parlait peu, s’exprimait sur le plateau en métaphore. Il vous amenait à être créateur à sa demande. J’ai été émerveillé par le travail avec lui. Rien de hiérarchique dans les rapports. Il vous laissait un espace de liberté alors que j’étais jeune et novice. D’apparence il était froid, fort, rugueux. Mais ce n’était pas handicapant, il donnait envie de servir sa pensée.
Pour ce documentaire, je me souviens qu’il voulait un plan où la caméra devait suivre un fil de téléphone pendant qu’il avait choisi pour la bande son un extrait sonore d’un de des films de Simone Signoret. Le plan devait être long car l’extrait était conséquent. Je me demandais à quoi devait ressembler le fil du téléphone pour que le mouvement dure assez longtemps. Devait-il être droit ? torsadé ? Sinusoïdale ? A quel moment ?  Il m’a dit « Sentez la voix à travers ce fil ». Il ne voulait lui-même mettre en place le fil, le « mettre en scène ». Il m’a laissé imaginer comment il devait être en fonction de la voix. J’ai donc adapté le plan à sa demande mais il m’a laissé une totale liberté pour le mettre en place. 

Contrôlait-il le plan ainsi mis en place ?
Non, Il ne regardait jamais le cadre dans l’œilleton de la caméra. Il me disait « on va filmer ces bobines de films ». Mais il ne me disait pas si ce devait être un plan large ou serré, quel objectif je devais utiliser. Il me laissait choisir alors que j’étais un inconnu pour lui. Ce genre de situation peut être intimidant. On peut avoir peur de mal faire et craindre que le réalisateur soit déçu quand il verra les rushes. Mais pas avec Chris Marker. 

Vous avez ensuite tourner avec lui le clip Getting Away with it d’Electronic (composé de Bernard Summer de New Order et Johnny Marr des Smiths)…
Le tournage de ce clip s’est déroulé de la même façon. Nous étions à Londres où nous filmions le groupe en train de jouer. Il ne me disait pas quel plan faire et je me retrouvais pourtant à faire un plan que je n’aurais jamais imaginé seul. Il diffusait l’envie et l’intérêt de faire. Ça m’a beaucoup marqué. Pour lui l’important n’était pas de faire mais de chercher. Souvent au cinéma on fait l’inverse, il faut absolument faire tout de suite.
Je me souviens qu’il voulait que des feuilles d’arbre tombent dans le studio au ralenti. Je lui demandais « la caméra doit-elle suivre les feuilles ? Les laisse-t-on sortir du champ ? » Il m’a répondu « Je ne sais pas comment les feuilles vont tomber, alors faites ce que vous pouvez ». Il ne contrôlait pas. Les maladresses, le hasard  faisaient partie du travail. Il ne cherchait pas à montrer c'est-à-dire décrire. Tout avait un sens à condition que le regard soit juste.
Pour ce clip, nous avons aussi tourné des scènes en forêt non loin de Paris. Dans la forêt il ne cherchait pas des plans, et encore moins LE plan, mais des ambiances. Il disait en montrant un endroit « là c’est bien . Il vous permettait d’accéder à un espace supérieur au vôtre. Il était d’un magnétisme que je n’ai jamais rencontré ailleurs.
C’est drôle qu’il aimait autant Akira Kurosawa, c’était vraiment un des cinéastes qu’il admirait le plus, il avait une admiration totale pour lui. Mais la méthode de Kurosawa était à l’opposé de celle de Marker.

A quoi ressemblait l’équipe de tournage ?
Pour le clip, il y avait un assistant, un électricien et moi, et c’est tout. Chris Marker aimait faire des choses dans son coin avec des équipes petites. Il détestait le bruit. Sur le plateau il ne fallait pas parler. Tout se résolvait simplement pourtant. 

Etait-il directif malgré tout ?
Il était peu directif dans ses indications mais il était directif dans sa façon d’être. C’est dans cette imprécision qu’il vous guidait. Le rapport oratoire était faible. J’ai passé des jours avec lui à Londres ou ailleurs, il parlait à peine, il fallait faire la conversation. Mais ce n’était pas gênant, il ne mettait pas mal à l’aise. Ce mutisme faisait partie du personnage.
Il était précis dans l’expression de sa demande, mais vous laissait l’exprimer techniquement. Tout juste suggérait-il parfois de mettre la caméra à tel ou tel endroit.
Pour lui la caméra n’est pas un objet sacret. Tout partait du regard. Pour lui la caméra était le dernier objet sur le plateau, elle ne vaut rien en tant que tel. Au cinéma, la caméra est sacralisée. Tout le travail s’organise autour d’elle. Avec lui, la caméra arrivait en toute fin. 

Parlez-nous du personnage…
C’était un solitaire. Il ne s’intéressait pas au succès ou à l’insuccès. Il était dans le plaisir de faire, pas dans le paraitre. Il se moquait de ce qu’on pensait de lui sans jamais avoir l‘air hautain pour autant. Tout cinéaste doit rêver d’avoir une telle liberté. Mais il était très sévère avec lui-même.

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