vendredi 15 novembre 2024

LE JEU DE LA MORT de Robert Clouse

 




Bruce 78

“Where is Billy ?” Twin Peaks, the return

Prologue 1. « Likeness ». En anglais, ce terme signifie image. Les gens qui travaillent dans la post-production ou la distribution de films le connaisse bien, c’est l’élément central des « Paid ads », ce document qui recense les obligations contractuelles concernant l’utilisation du nom et de l’image des acteurs et en particulier des vedettes par des tiers. Les termes de ce contrat peuvent donner lieu à plusieurs pages de textes à l’écriture serrée et au langage juridique difficilement compréhensible pour définir comment ils doivent être utilisés partout où ils apparaissent (générique, affiche, jaquette, photos d’exploitation…). Likeness est le mot qui revient le plus souvent. Est-il obligatoire de mettre l’acteur sur l’affiche ? Peut-on mettre d’autres acteurs avec lui et si oui, lesquels ? Quelle taille doit avoir sa photo et son nom sur l’affiche, et en comparaison des autress ? Tout le jeu de photos sur lesquelles la vedette apparait doit être validé. Les captures d’écran sont souvent interdites à moins que l’acteur (en général via son agent) donne son autorisation. On ne rigole pas avec la likeness aux Etats-Unis. Pour les gens du marketing et les graphistes, ces contraintes peuvent se révéler totalement cauchemardesques par les limites artistiques qu’elles imposent.

Prologue 2. L’utilisation abusive de l’image d’un acteur a donné lieu à un cas célèbre. Il s’agit de l’affaire Crispin Glover et Retour vers le futur 2, dans lequel il refusa de tourner. Que faire quand on tourne une suite d’un succès mais qu’un acteur ne veut pas participer à sa suite alors que son rôle est nécessaire à l’intrigue ? On peut en changer (Moira Kelly a pris la place Lara Flynn Boyle dans le film Twin Peaks Fire Walk With Me), mais on peut aussi procéder comme les Marx Brothers firent, quand il fallut remplacer l’un d’eux, Howard Shemp, mort d’une crise cardiaque, alors qu’il leur restait des contrats à honorer. Ils avaient mélangé des plans du vrai Howard Shemp venant de films antérieurs avec une doublure discrète pour tourner de nouvelles scènes. Ces films sont connus comme ceux avec le « fake Shemp » (le faux Shemp). Dans cet esprit, les producteurs de Retour vers le futur 2 décidèrent de cacher l’absence de Crispin Glover en maquillant son remplaçant, Jeffrey Weissman, pour qu’il lui ressemble. Un procès s’en suivit que Glover intenta pour utilisation frauduleuse de son image, procès qu’il gagna et fit jurisprudence. Adieu les Fake Shemps.

 

La personne aux deux personnes.

Tous ce long détour pour dire qu’à Hong Kong…  ça ne passe pas comme ça ! La législation sur le droit à l’image est laxiste. Nous éviterons l’argument moral consistant à dénigrer Le jeu de la mort parce qu’il aurait exploité salement l’image de sa vedette défunte. Il existe, il fait partie du corpus de l’œuvre de Bruce Lee, c’est même une œuvre paradoxale car elle est tout autant considérée comme un navet mercantile fabriqué par des gens sans foi ni loi, que comme un classique parce qu’il contient la séquence la plus canonique de l’œuvre de Bruce Lee, l’affrontement vertical dans le dojo, et c’est l’œuvre qui le montre en survêtement jaune, son accessoire iconique. Cette scène finale provenant d’un film inachevé a justifié au fil du temps de nombreuses rééditions, des archéologues de la pelloche parvenant à retrouver de plus en plus de rushes de ce tournage mythique (qui sait si, dans un milliard d’années, à force de remonter péniblement les mètres de pellicule tournées, ils n’arriveront pas à avoir un film entier). En attendant, venons au sujet à proprement parler de ce texte, à savoir comment ceux nous appelleront les « Créateurs » (faute d’un responsable unique à ce patchwork cynique mais inventif) ont dû gérer l’absence de l’acteur principal pour broder un film avec lui en utilisant des images antérieures. En ce domaine, Le jeu de la mort est complexe tant il utilise des solutions diverses, même si elles entrent parfois en contradiction les unes avec les autres. Ce qui en fait aussi son charme.

La première idée, plutôt évidente si on y pense, est une idée de scénario. C’est d’avoir fait de son héros un acteur de cinéma car Le jeu de la mort est forcément, étant donné ses circonstances de fabrication, metacinématographique. Il s’appelle Billy Lo, il est joué par Kim Tai-Chung (discrètement relégué en dernière position du générique alors que c’est l’acteur qu’on voit le plus à l’écran). Le film commence par un mélange de la scène finale de La fureur du dragon, l’affrontement avec Chuck Norris au Colisée, et de son tournage reconstitué par Robert Clouse en 1978 avec la doublure de Bruce Lee. Premier constat de ce tour de passe-passe : ce n’est pas Bruce Lee qui jouait face à Chuck Norris mais Billy Lo. L’histoire se déroule dans un temps alternatif dans lequel le Bruce Lee que nous connaissons n’existe pas. Dans ce temps alternatif, la chronologie n’est pas la même que celle de la réalité puisque La fureur de vaincre est tourné après (alors que c’est l’inverse dans le vrai monde). Pourtant, notre Bruce Lee existe bel et bien dans diégèse du film puisque le film ne cessera paradoxalement de ramener son image à même la pellicule. Ce personnage de Billy Lo aura deux visages, celui de l’acteur Kim Tai-Chung et celui de l’idole, comme si les deux espaces temps (celui du Bruce Lee vivant / celui post-mortem) étaient juxtaposés. On passe donc des plans originaux de la Fureur de Vaincre au plateau de tournage avec Billy Lo pour incarner le même corps. Si Tarantino s’est gentiment moqué de Bruce dans Once upon a time in Hollywood, il a implicitement rendu hommage aux artifices du Jeu de la mort avec la scène où Margot Robbie assiste à la projection du film de son personnage jouée dans la réalité par Sharon Tate sans la remplacer numériquement à l’écran par Margot Robbie (alors que Steve McQueen, dans La grande évasion, est effacé au profit de Leonardo DiCaprio le temps d’un gag). L’acteur et son rôle peuvent coexister du moment qu’ils sont dans des espaces spatiaux différents : l’espace de l’écran de cinéma, et l’espace du récit. Ce qui a été salué comme un geste de cinéma amoureux de la part de Tarantino était le même chez les Créateurs du Jeu de la mort. L’amour en moins ?  

Cette association n’est pas si évidente à prolonger sur un film entier. L’intrigue policière rapidement mise en place repose ingénieusement sur ce problème de likeness, puisque qu’un syndicat de mafieux veut faire un signer un contrat à Billy pour contrôler son image afin de toucher des recettes sur son utilisation. Inspiré par la rumeur voulant que l’acteur ait été victime des Triades, c’est en quelque sorte une variation sur l’enjeu du Jeu de la mort qui cherche à faire coïncider l’image d’un acteur inconnu avec l’image d’une star pour en recueillir les dividendes. Le film emploiera différentes techniques pour ajuster plus ou moins fébrilement l’image de Bruce Lee à sa doublure.

Tout d’abord, la plus simple, est celle de la dissimulation. Affubler Billy Lo de lunettes noires, le filmer de dos ou de biais, dans la pénombre, lui mettre des obstacles au premier plan pour le cacher, le mettre dans des lieux exigus (une cabine téléphonique), ou jolie idée allégorique, le filmer dans un miroir qui, comme on le sait, donne à voir son double. Ensuite, pour le faire oublier, l’entourer d’un casting d’acteurs facilement identifiables qui ont droit, eux, à de longues scènes baignées dans un éclairage très télévisuel : l’atomique Collen Camp, le bellâtre aux tempes grisonnantes, Gig Young, ce vieux chauve tout frippé de Dean Jagger, le solide Hugh O’Brian en homme de main du méchant. Ce proécédé rappelle ces chorégraphies de cinéma ou de clips pour lesquelles il faut s’adapter à une vedette qui ne sait pas danser. En général, le chorégraphe met la star au centre de l’image mais l’entoure de danseurs professionnels qui eux maitrisent. Le mouvement général fera que le spectateur ne s’attardera pas sur sa piètre performance, la star peut rester relativement statique au centre tandis que les professionnels déploient leur savoir-faire en remplissant toute la surface du plan, donnant l’illusion que tout le monde est à l’unisson.  

L’autre technique, plus acrobatique, est celle de l’utilisation de stockshots, des plans des anciens avec Bruce Lee sont intégrés dans les nouvelles scènes, comme les Marx Brothers firent avec Shemp. Cela crée un trouble puisque non seulement la ressemblance entre Billy Lo et Bruce Lee n’est pas probante mais en plus, les différences de cadre et d’éclairage brisent l’unité espérée : le vrai Bruce est filmé frontalement et bien éclairé tandis que les plans de Billy Lo sont toujours plongés dans la pénombre et cadrés acrobatiquement pour le dissimuler. Les créateurs n’ont pas l’air très confiant dans leur sosie pour alterner les plans de l’un à l’autre. De nombreuses scènes usent de ce procédé, la plus marquante est celle du combat contre Bob Wall dans le vestiaire. En revoyant cette scène bien chorégraphiée mais maladroitement montée, elle semble quelque peu retorse pour Bruce. Ce qu’on voit ressemble à ce que serait un premier montage aux coutures encore apparentes d’une scène d’action dans laquelle la vedette serait doublée pour les plans les plus complexes par un cascadeur. Sauf qu’ici, la doublure (Billy) a un temps de présence aussi important, voire plus, que la star (Bruce Lee). On pourra donc y voir soit un éloge du cascadeur (dans un film qui montre les coulisses du cinéma, c’est approprié) au détriment de la vedette (puisque dans cette lecture Bruce Lee, serait doublé pour ses scènes d’action, ce qu’il n’aurait pas, je pense, apprécié), soit un geste bunuelien, qui dans Cet obscur objet du désir avait changé son actrice en cours de route sans aucune justification à l’écran. Dans ce film Bruce Lee est dans le film, et Bruce Lee n’est pas dans le film, en même temps. Le vertige est encore plus saissant quand on pense qu’il fallu d’autres comédiens pour créer ce personnage :  Kim Tai-Chung était doublé pour les plans d’action par Yuen Biao, et on ne parle même pas des différents doublages pour les voix qui rendent ce Billy très composite !

Conscient des mises en abyme qui se génèrent telles des réactions en chaine, les Créateurs se sont donc amusés, comme on l’a vu précedemment, à reconstituer des scènes de tournage. Après l’ouverture de la Fureur du Dragon évoquée plus haut, on peut voir la reconstitution du tournage du dernier plan de La Fureur de vaincre ; celui où le héros saute à l’écran vers le spectateur, arrêt sur l’image, tandis qu’on entend les révolvers de la police située dans le contre champ faire feu sur lui. Je me souviens que Christophe Gans dit un jour dans un entretien combien ce plan était émouvant : il savait en voyant le film à l’époque de sa sortie en France que Bruce Lee était déjà mort, ce plan était donc doublement marquant puisqu’on voyait non seulement la mort du héros tout en sachant que celui qui l’incarnait l’était également, pour de vrai. Voir le petit dragon en l’air, le visage déformé par son cri, le propulsait au firmament des étoiles du cinéma. Le Jeu de la mort molleste sa force mythologique en lui offrant son contre-champ prosaïque : Billy se vautre après son saut sur un gros matelas pour amortir la chute. Mais, et il y a toujours un « mais » dans ce film, Billy Lo s’est vraiment pris une balle en plein visage, les mafieux avaient truqué l’arme d’un des figurants pour le tuer. Le jeu de la mort est assez malin dans son mélange de réalité et de fiction, décalant parfois seulement très légèrement le sens d’une scène ou utilisant des éléments de la fiction de référence pour créer des rimes. Et miracle, les Créateurs ont eu comme un don de prescience des événements à venir, accomodant le regard du spectateur selon l’époque, impossible de ne pas penser maintenant à la mort de Brandon Lee, le fils de Bruce, sur le tournage de The Crow, mortellement blessé par le tir d’un pistolet.

Cette scène donne lieu à un des plus grands mystères du Jeu de la mort. Faire croire que son personnage principal est mort, qui plus est d’une balle, en plein visage, dans un film où on doit procéder à un moment à une permutation d’acteur, cela ressemble furieusement à un truc de scénariste pour justifier le changement de visage du personnage. On se dit que cela aurait pu être l’occasion d’intégrer le vrai Bruce Lee, quitte à faire se promener sa doublure avec un bandeau sur la tête un certain temps, ou de filmer une partie de l’intrigue en vue subjective (comme Dark Passage avec Bogart), la momie arrive près du dojo, elle enlève ses bandelettes, cut, raccord sur le visage de Bruce. Mais non, non seulement, on a déjà eu droit à des morceaux de films avec du vrai Bruce avant, mais en plus cette péripétie ne débouche sur… rien. Malgré la soi-disant opération de chirurgie esthétique, point de Face/off à la sortie de clinique, Billy Lo ressort avec la même tête qu’avant, tout juste affublé d’une barbe postiche pour le rendre soi-disant méconnaissable ! Pour les Créateurs, il n’y a pas volonté de duper le spectateur en usant d’astuces scénaristiques grossières ; ils revendiquent de fabriquer une œuvre autour d’un acteur disparu remplacé par une doublure, et l’assument pleinement en évoquant ce scénario possible qu’ils ont choisi de ne pas suivre.    

Cette fausse mort permet d’intégrer les fameuses scènes documentaires de l’enterrement du vrai Bruce Lee. Il repose dans son cercueil, son visage est filmé par la caméra d’un reporter. Le plan le plus ontologiquement vrai du film (à défaut d’être déontologique), se révélera être par la magie de la fiction faux puisqu’on apprendra que c’était un masque pour duper les foules et faire croire à la disparition tragique de Billy Lo. Dans un plan ultérieur, le visage de Bruce s’effondre comme un château de sable, from dust to dust, mais revivra quelques minutes plus tard car les mythes sont immortels, sous la forme de Billy Lo.

Et puis, il a la grande idée du film, celle du plan le plus absolument génial voire dada, dans lequel une photo de Bruce Lee a été collée sur un plan de Billy. L’effet est grossier, mais il l’est tellement que c’en est déstabilisant. C’est l’équivalent cinématographique du service à la cuillère de Michael Chang face à Ivan Lendl à Roland Garros en 1989. Un geste amateur inattendu dans un contexte professionnel. Ok, Le jeu de la mort n’est pas du Kubrick, mais il reste une production soignée. Ce plan, lui, est beau comme du Ed Wood. L’idée est classique mais forte : Billy Lo porte un masque, comme dans une tradition théâtrale séculaire. Le masque permet au spectateur de se projeter dans un personnage plus facilement ; le masque permet au comédien de se libérer d’un poids, de son apparence et il peut modifier tout son être, tout son, jeu, être libre, pour devenir plus soi détaché de son apparence qu’avec. Ce film nous demande moins une suspension d’incrédulité que d’accepter cette approche théatrale et le pouvoir du masque. Thai joue Billy Lo qui joue à être Bruce Lee.

Alors pourquoi, question évidemment théorique, dans le long finale, n’ont-ils pas intercalé des plans de Billy Lo, pour la rendre plus homogène avec ce qui a été précédé ? Les seules scènes du film avec le vrai Bruce Lee in extenso étaient celles tirées de ses films, La fureur de vaincre, la Fureur du dragon. On peut donc voir cette longue scène d’action autant le développement de l’intrigue principale qu’un film dans le film, et ce film, c’est un fragment du Jeu de la mort tourné en 1972 par Bruce Lee. Les Créateurs n’ont pas seulement brodé autour des images déjà tournées, ils les ont inscrites dans une œuvre nouvelle, offrant à la scène du dojo un double statut : celui d’une archive et celui d’une scène présente dans la continuité de la narration. On pense à L’invention de Morel, ce roman fantastique d’Adolpho Bioy Casares dans lequel un prisonnier évadé sur une île, découvre une machine à projeter des images, comme des hologrammes. Ce héros malheureux tombe amoureux d’une de ces projections et décide à la fin de « s’insérer » dans ce film en trois dimensions. Billy Lo entre dans le film tourné en 1972, et se superpose, en transparence au vrai Bruce Lee.

Conclusion

Dans Level 5 de Chris Marker, on entend ceci :

« J’ai essayé l’autre jour le jeu de Marienbad. Au bout de quelques coups, l’ordinateur m’a laissé un message : « j’ai déjà gagné, mais on peut continuer à jouer si ça vous amuse ». La mort pourrait dire ça ».

Le titre était la clé. « Le jeu de la Mort ». Les Créateurs ont joué son jeu, acté la disparition de leur acteur, l’ont remplacé par un autre, faisant semblant de le faire revivre une dernière fois, tel Orphée allant chercher Eurydice aux enfers, et l’ont enregistré. Si on fixe son visage (celui de Billy), l’illusion disparait, le spectateur lui ne doit pas être trop regardant sur le subterfuge. Bruce lee est mort, Kim Tai-Chung est mort aussi depuis. Mais nous, tant que nous serons en vie, nous pourrons continuer à regarder dans ce miroir derrière lequel se battent les fantômes du passé.

 

jeudi 14 novembre 2024

LITTLE ODESSA de James Gray

 


 

Un écran noir.

Et que la lumière soit.

Les ténèbres dévoilent progressivement l’œil hagard de Tim Roth. Une ouverture à la BLADE RUNNER sauf qu’il ne s’agit pas ici du futur, mais d’un temps présent, New York circa 1990. Comme une sorte de big bang où soudainement un univers ramassé se déploie en une fraction de seconde, cet univers c’est celui de Brighton Beach, interzone new-yorkaise, où un drame familial sur fond de guerre de gangs va se jouer, funambule et somnambule, entre intérieurs plongés dans la pénombre, salles de cinéma percées par le rayon lumineux du projecteur et rues enneigées éclairées par un soleil coupant.

LITTLE ODESSA avait fait figure de déflagration à l’époque de sa sortie (en janvier 1995 en France). Il s’inscrivait alors dans une sorte de nouvel âge d’or du film noir. Depuis le début des années 1990, il y avait une prolifération d’oeuvres de ce genre_ : Quentin Tarantino évidemment avec RESERVOIR DOGS puis PULP FICTION, le génial KILLING ZOE de Roger Avary (qui partage avec LITTLE ODESSA le même directeur de la photographie, Tom Richmond), UN FAUX MOUVEMENT de Carl Franklin, l’oublié mais magnifique FRIENDS AND ENEMIES d’Andrew Frank... la liste est trop longue mais le jeune cinéma indépendant nourri de Martin Scorsese et de Nouvelle Vague était en ébullition. Pour être factuel, LITTLE ODESSA, ce premier film, ne venait pourtant pas complètement de nulle part. James Gray venait de réaliser un court-métrage de fin d’études, COWBOYS AND ANGELS. Le producteur anglais Paul Webster (qui passera ensuite par Working Title Films et Miramax) voulait produire aux États-unis et il cherchait de jeunes cinéastes à suivre. Ce courtmétrage lui avait tapé dans l’oeil et il proposa de financer son premier long-métrage, bien qu’à cette époque, il n’existait aucun scénario. C’était un pari sur un artiste en devenir. Si le budget rassemblé n’était pas très élevé, Gray et Webster avaient pu composer un casting classieux et amener des partenaires financiers solides (Fine Line Features). Quatre mois avant que le film soit projeté pour la première fois au festival de Venise, le New Yorker en attendait beaucoup et consacrait carrément dix pages à son tournage. L’article causa d’ailleurs l’ire de Gray qui démentit que ce tournage ait été aussi tendu entre lui et ses acteurs que le journaliste le prétendait.

BRIGHTON BEACH MEMOIRS

Qu’est ce qui fait que LITTLE ODESSA a toujours fait figure, même à l’époque, d’œuvre à part dans cette période de création intense ? Sans doute une couleur singulière, dûe à des influences différentes : alors que les jeunes cinéastes américains rêvaient de faire leur MEAN STREETS, on sent chez Gray une approche plus européenne - il cite volontiers Luchino Visconti – et une vision plus slave par son thème. Point de rock n’roll, mais des chants liturgiques russes ; de la violence, mais sèche et peu cinégénique_; pas de prestations exaltées façon actor’s studio mais des acteurs au jeu plus intérieur, comme s’ils étaient dans une tragédie antique. On pourrait trouver ici et là des références au cinéma américain - la scène des draps à la fin qui évoque celle de LA PORTE DU PARADIS de Michael Cimino, l’enterrement nocturne proche de celui de COMME UN CHIEN ENRAGÉ de James Foley (écrit par le fils d’Elia Kazan, un des maitres de Gray) - mais LITTLE ODESSA semblait être un film entièrement neuf et même revu aujourd’hui, on ne se souvient pas avoir vu depuis des acteurs se tenir pareillement dans le cadre, debout, ou couchés - comme la mère – leurs poses s’apparentent à celles de modèles de tableaux ; ou de beauté aussi admirable que celle de ces longs plans fixes à l’intérieur desquels les acteurs se parlent intensément, le monde extérieur momentanément soustrait.

LITTLE ODESSA est une œuvre à l’image de son créateur, petit génie étudiant de 23 ans, un peu austère, amateur de cinéma européen «noble» et control freak assumé. Il ne comporte aucune fioriture dans son montage : pas de flashback, d’effets de temporalité, tout file droit. Pourtant, après que Vanessa Redgrave et Edward Furlong soient morts, Gray introduit un (avant-dernier) plan étrange : la mère et son fils, assis sur un lit, parlent ensemble. Le fils dit à sa mère qu’il l’aime et l’avertit que Josh, son autre fils, est revenu. À la toute fin du plan, Tim Roth vient s’asseoir à côté d’eux, c’est si bref qu’on croirait qu’il vient d’un autre monde comme si la mention de son nom par son frère l’avait fait apparaitre par magie dans le plan. C’est en voulant sauver son montage, désespéré par le résultat du premier bout à bout qu’il jugeait catastrophique, que James Gray eut, entre autres, l’idée d’introduire ce plan venu du chutier. Son unicité, son caractère presque illogique (on peut rater que ce soit un flashback et ne pas comprendre ce qu’il vient faire là), l’émotion rentrée qui émane de ces trois acteurs le rend absolument bouleversant. Comme si au milieu de ce film floconneux maculé par des gerbes de sang, qui commence par la naissance d’un monde mais se termine sur un sentiment d’apocalypse, une rose pouvait in fine éclore. Rien de plus beau qu’un plan qui déraille ; et d’un cinéaste de briser la carapace.

vendredi 27 septembre 2024

IMPUISSANCE DE LA PAROLE : "Reality" de Tina Satter

 
Pour un film, comme le veut l'expression consacrée, "inspiré de faits réels", c’est presque trop beau pour être vrai : l’héroïne éponyme se prénomme réellement « Reality ». Ce prénom original a ouvert les portes de l’imaginaire de la réalisatrice qui a décidé de dépeindre méticuleusement le concept mouvant de « réalité ».

Pour mener à bien cette approche théorique, Tina Satter est partie astucieusement d’un fait réel réduit à sa plus simple expression : la transcription de l’audition par le FBI de la jeune Reality Winner, accusée d’espionnage. Elle en a tiré d’abord une pièce de théâtre puis un film, en se fixant de respecter scrupuleusement le verbatim.

A partir de cet élément, factuel, concret, ingrat et non artistique, Tina Satter a retourné les limites naturelles du document pour faire saillir ses lignes de force. Ainsi, elle filme quasiment en temps réel jusqu’à ce que le temps paraisse tellement distendu qu’il finit par nous sembler étrange. La préparation d’une perquisition, ce genre de scène allusive qu’on a vu mille fois dans les films américains (un policier brandit au visage du suspect un courrier et entre chez lui, fin de la scène), devient un morceau de bravoure à part entière, durant lequel la politesse des policiers, leur componction, leur précautions excessives jusqu’à la gène, deviennent finalement suspects aux yeux du spectateur. La fameuse politesse américaine, l’enthousiasme superlatif en toutes circonstances n’a jamais semblé plus inquiétant qu’ici. Le deuxième acte, l’interrogatoire, se déroule dans une pièce vide et sordide : policiers et suspect sont debout et figés, comme plantés dans le sol. C’est le côté le plus lynchien du film, moins pour son aspect bizarre que parce que David Lynch aime multiplier compulsivement dans ses œuvres les duos de policiers ricanant, droits comme des I. Dans cet espace mental, la parole va chercher à remplir l’espace. Mais peut-on faire confiance aux mots ? Peuvent-ils véritablement retranscrire les pensées parfois confuses, y compris pour celle qui tente de leur donner forme ?

La réalité devient source de chaos, le réel - par sa simple reproduction - irréel, et REALITY pénètre dans des eaux étranges, entre docudrama contemporain et politique dans lequel la cinéaste prend à revers les forces de l’ordre en leur imposant ce qui peut être appréhendé comme une « reconstitution de scène de crime » - mais avec eux sur la sellette et dirigée par une artiste - et petit théâtre de l’absurde et de la révolte métaphysique. 

Si le prénom de Reality eût été différent, tout REALITY aurait changé.