jeudi 14 novembre 2024

LITTLE ODESSA de James Gray

 


 

Un écran noir.

Et que la lumière soit.

Les ténèbres dévoilent progressivement l’œil hagard de Tim Roth. Une ouverture à la BLADE RUNNER sauf qu’il ne s’agit pas ici du futur, mais d’un temps présent, New York circa 1990. Comme une sorte de big bang où soudainement un univers ramassé se déploie en une fraction de seconde, cet univers c’est celui de Brighton Beach, interzone new-yorkaise, où un drame familial sur fond de guerre de gangs va se jouer, funambule et somnambule, entre intérieurs plongés dans la pénombre, salles de cinéma percées par le rayon lumineux du projecteur et rues enneigées éclairées par un soleil coupant.

LITTLE ODESSA avait fait figure de déflagration à l’époque de sa sortie (en janvier 1995 en France). Il s’inscrivait alors dans une sorte de nouvel âge d’or du film noir. Depuis le début des années 1990, il y avait une prolifération d’oeuvres de ce genre_ : Quentin Tarantino évidemment avec RESERVOIR DOGS puis PULP FICTION, le génial KILLING ZOE de Roger Avary (qui partage avec LITTLE ODESSA le même directeur de la photographie, Tom Richmond), UN FAUX MOUVEMENT de Carl Franklin, l’oublié mais magnifique FRIENDS AND ENEMIES d’Andrew Frank... la liste est trop longue mais le jeune cinéma indépendant nourri de Martin Scorsese et de Nouvelle Vague était en ébullition. Pour être factuel, LITTLE ODESSA, ce premier film, ne venait pourtant pas complètement de nulle part. James Gray venait de réaliser un court-métrage de fin d’études, COWBOYS AND ANGELS. Le producteur anglais Paul Webster (qui passera ensuite par Working Title Films et Miramax) voulait produire aux États-unis et il cherchait de jeunes cinéastes à suivre. Ce courtmétrage lui avait tapé dans l’oeil et il proposa de financer son premier long-métrage, bien qu’à cette époque, il n’existait aucun scénario. C’était un pari sur un artiste en devenir. Si le budget rassemblé n’était pas très élevé, Gray et Webster avaient pu composer un casting classieux et amener des partenaires financiers solides (Fine Line Features). Quatre mois avant que le film soit projeté pour la première fois au festival de Venise, le New Yorker en attendait beaucoup et consacrait carrément dix pages à son tournage. L’article causa d’ailleurs l’ire de Gray qui démentit que ce tournage ait été aussi tendu entre lui et ses acteurs que le journaliste le prétendait.

BRIGHTON BEACH MEMOIRS

Qu’est ce qui fait que LITTLE ODESSA a toujours fait figure, même à l’époque, d’œuvre à part dans cette période de création intense ? Sans doute une couleur singulière, dûe à des influences différentes : alors que les jeunes cinéastes américains rêvaient de faire leur MEAN STREETS, on sent chez Gray une approche plus européenne - il cite volontiers Luchino Visconti – et une vision plus slave par son thème. Point de rock n’roll, mais des chants liturgiques russes ; de la violence, mais sèche et peu cinégénique_; pas de prestations exaltées façon actor’s studio mais des acteurs au jeu plus intérieur, comme s’ils étaient dans une tragédie antique. On pourrait trouver ici et là des références au cinéma américain - la scène des draps à la fin qui évoque celle de LA PORTE DU PARADIS de Michael Cimino, l’enterrement nocturne proche de celui de COMME UN CHIEN ENRAGÉ de James Foley (écrit par le fils d’Elia Kazan, un des maitres de Gray) - mais LITTLE ODESSA semblait être un film entièrement neuf et même revu aujourd’hui, on ne se souvient pas avoir vu depuis des acteurs se tenir pareillement dans le cadre, debout, ou couchés - comme la mère – leurs poses s’apparentent à celles de modèles de tableaux ; ou de beauté aussi admirable que celle de ces longs plans fixes à l’intérieur desquels les acteurs se parlent intensément, le monde extérieur momentanément soustrait.

LITTLE ODESSA est une œuvre à l’image de son créateur, petit génie étudiant de 23 ans, un peu austère, amateur de cinéma européen «noble» et control freak assumé. Il ne comporte aucune fioriture dans son montage : pas de flashback, d’effets de temporalité, tout file droit. Pourtant, après que Vanessa Redgrave et Edward Furlong soient morts, Gray introduit un (avant-dernier) plan étrange : la mère et son fils, assis sur un lit, parlent ensemble. Le fils dit à sa mère qu’il l’aime et l’avertit que Josh, son autre fils, est revenu. À la toute fin du plan, Tim Roth vient s’asseoir à côté d’eux, c’est si bref qu’on croirait qu’il vient d’un autre monde comme si la mention de son nom par son frère l’avait fait apparaitre par magie dans le plan. C’est en voulant sauver son montage, désespéré par le résultat du premier bout à bout qu’il jugeait catastrophique, que James Gray eut, entre autres, l’idée d’introduire ce plan venu du chutier. Son unicité, son caractère presque illogique (on peut rater que ce soit un flashback et ne pas comprendre ce qu’il vient faire là), l’émotion rentrée qui émane de ces trois acteurs le rend absolument bouleversant. Comme si au milieu de ce film floconneux maculé par des gerbes de sang, qui commence par la naissance d’un monde mais se termine sur un sentiment d’apocalypse, une rose pouvait in fine éclore. Rien de plus beau qu’un plan qui déraille ; et d’un cinéaste de briser la carapace.

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