dimanche 31 mars 2024

CHASSEUR BLANC, COEUR NOIR de Clint Eastwood

 


Le grand art, c’est la simplicité – John Wilson

Pourquoi Chasseur blanc, cœur noir n’est-il jamais cité comme le titre inaugural d’un run parfait en général réduit à la trilogie Impitoyable - Un monde parfaitSur la route de Madison ? Parce que le rigolo mais inconséquent La relève est intercalé entre ? Parce qu’il est forcément moins puissant que son titre fabuleux le laisserait augurer ? Parce qu’il n’a jamais été proposé en Haute Définition et que le dvd désormais ancien n’offre qu’un pâle souvenir de la photo de Jack Green ? Parce que c’est un chef d’œuvre peut-être, mais un chef d’œuvre qu’on ne revoit pas et qui n’émeut jamais comme les trois titres mythiques susnommées, donc peut-être pas un chef d’œuvre ?

Pourtant, Eastwood qui joue son idole John Huston (sous le nom de John Wilson) et raconte officieusement le tournage chaotique d’African Queen, ce devrait exciter tous les cinéphiles de la terre, ceux-là même qui n’aiment rien moins que les films qui célèbrent leur art préféré et mouillent (leurs yeux) dès qu’un cinéaste lui dédie « une lettre d’amour ». Eastwood n’est pas de cette trempe onaniste, et la love letter, c’est un peu entre les deux yeux du spectateur qu’il a envie de la planter ; quant à Chasseur blanc, cœur noir, c’est une œuvre masochiste dans laquelle Eastwood se complait à se comparer à une pute et dans laquelle on ne voit pas un seul plan sur une caméra avant les dix dernières minutes.

Chasseur blanc, cœur noir est donc dédié à un évitement, celui du cinéma. Le scénario autour duquel toute l’histoire s’organise ? Perdu quelque part dans une chambre en bazar au début, ramené de façon général à des idées stupides qu’une actrice propose à John Wilson, retravaillé quand on aura cinq minutes. Pas mal pour un film écrit par le littéraire Peter Viertel, scénariste, script doctor sur African Queen, et auteur du roman (car oui, c’est un roman) adapté par Eastwood. Dans la vraie vie, Peter Viertel a été marié à Deborah Kerr et il aurait introduit le surf à Biarritz (ce n’est pas une blague), comme quoi il n’y a pas que l’art dans la vie. C’est d’ailleurs un peu le sujet du film, faut-il vivre avant de filmer ? Viertel se met en scène dans son livre dans un rôle d’observateur charismatique et privilégié. C’est Jeff Fahey, acteur prometteur mais disparu dans l’enfer du Z, qui l’incarne. Fahey a des yeux bleus clairs sublimes. Un regard aussi magnétique que celui de Lauren Bacall pour citer la partenaire-épouse la plus célèbre de Bogart réunis dans un autre Huston. Chasseur blanc cœur noir n’est pas pour autant un film gay, mais c’est clairement un film sur la masculinité, sur le besoin de se sentir admirer par un frère de sang. Le cinéaste joué par Eastwood est d’abord présenté à son avantage, quand dans une longue scène amusante il boxe verbalement une jolie dame antisémite à grand coups de punchlines, à droite, à gauche, uppercut puis K.O. de l’adversaire. Il se bat ensuite physiquement cette fois avec le directeur occidental d’un resort ougandais parce qu’il a traité un de ses employés de « nègre ». L’issue du combat est moins glorieuse puisque Wilson est bien amoché à la fin de la rixe, il faut dire qu’il était ivre lorsqu’il a lancé les hostilités. Mais rapidement, on se demande si c’est par humanisme que Wilson se comporte ainsi ou par son caractère de paon faisant la roue en toutes circonstances et surtout selon les circonstances. L’âme vengeresse va ainsi se transformer en obsession dangereuse, puisque Wilson n’a qu’une seule envie, tuer un éléphant, ce « péché autorisé ». Il force tout son entourage à l’accompagner dans cette aventure létale parce que si c’est un natural born filmeur, il a surtout besoin d’être regardé, lui aussi. Un chasseur africain y perdra la vie, celui qu’il avait désigné momentanément comme son autre frère de substitution. Eastwood est impérial dans ce rôle et, ne serait-ce pas le dernier de ses films dans lequel il joue, drôle, charmeur, volubile, avant de devenir ce spectre cadavérique à la mâchoire serrée qu’il deviendra les trente années suivantes ?

Le film prend très au sérieux l’analogie du mot anglais To shoot qui veut dire tirer et filmer. Le réalisateur cadre, ajuste, accommode. Il cherche ses cibles. Dans ce film, tout le monde en a une. En Afrique, les locaux surnomment le cinéaste « Hollywood » avec un ton méprisant pour ces divas en goguette venues s’encanailler. Chasseur blanc, cœur noir est le récit d’une purge ou celui d’une conversion. Comme s‘il fallait retourner au berceau de l’humanité (cliché, peut-être, mais il faut sans doute lire ce film de façon allégorique), pour enfin voir le monde, se vider de son ego et de ses rancœurs, renaitre, avant de pouvoir donner le premier tour de manivelle.

Filmer les animaux (avec une caméra à la place du fusil) est l’apanage du documentaire depuis Jean Painlevé. On ne reviendra pas à Bazin et au « montage interdit », quoique.  La rencontre attendue entre Eastwood et l’éléphant moby dickien (roman entre parenthèses adapté au cinéma par John Huston) est filmée sous forme de champ / contre champ, ce procédé cinématographique de pure convention qui va à l’encontre de la doxa bazinienne. Un plan malheureux casse cette opposition décevante mais au moins honnête entre fiction et réel sans toutefois résoudre l’équation ontologique :  Eastwood est en amorce et au fond l’éléphant, mais le plan est truqué. On est loin du plan du Cirque avec Chaplin et le lion dans la cage, réunis dans le cadre, pour de vrai. Comment concilier la vie et le cinéma, la fiction et le documentaire ? Pas de réponse. Le dernier mot de ce film géographiquement voyageur mais fondamentalement tétanisé par une angoisse existentielle est « Action ! ».

A suivre ?

samedi 30 mars 2024

BREEZY de Clint Eastwood

 

Le seul coup de feu de ce film, c’est un petit blondinet à la coupe au bol qui le tire ; mais c’est avec son pouce et son index qu’il mime le révolver imaginaire et « abat » William Holden. L’acteur de La Horde Sauvage fait semblant de tomber pour jouer le jeu. Dans Breezy, nul fracas des armes, seulement le bruissement doux et mélancolique de l’amour dont la naissance est le premier signe annonciateur de sa fin. Clint Eastwood, dès son troisième film, affichait déjà un visage sentimental et il jouait dans certaines scènes la carte à fond, c’est-à-dire en baignant d’une musique sirupeuse signée Michel Legrand une déambulation sur la plage avec chien et regard perdu vers l’horizon pour noyer la tristesse d’une séparation. La structure de Breezy est celle d’une comédie romantique traditionnelle, rencontre-rupture-retrouvailles, mais Eastwood abandonne cette mécanique codifiée pour offrir un conte moral, dépourvu de la moindre péripétie, et il se concentre sur l’intensité des rencontres entre ces deux êtres que rien ne devait rapprocher (et la beauté de leurs corps à deux âges de la vie - Holden et Kay Lenz sont magiques) et les paradoxes existentiels de tout être humain (les personnages secondaires, l’ex-épouse ou le confident moustachu sont également très réussis). Breezy est en ce sens l’envers du misogyne Play misty for me, les deux partageant paradoxalement la même scénariste. Décédée à l’âge de 48 ans, en 1978, Jo(yce) Heims est le cœur battant de ce film aussi sensible que le précédent était manichéen, et ses dialogues émerveillent à chaque scène par leur intelligence, leur beauté, leur richesse, quand ils ne provoquent pas une épiphanie. Le dialogue de la fin, lorsque les deux amants se retrouvent, nous laisse toujours sur le carreau.