Le remake de Suspiria signé Luca Guadagnino aura été
accueilli de façon sévère dans l’ensemble, en tout cas en France (même si le
film a été un échec commercial aux Etats-Unis, au moins la critique fut -elle
plus positive). Les fans de fantastique pur et dur lui on reproché sa
prétention, son enflure, et d’être une insulte au film d’Argento, d’avoir été
fait pour un public qui n’aime pas le fantastique ; les fans de films
d’auteur intello, à qui le film était
supposément destiné selon ses contempteurs, l’ont souvent trouvé laid et bête.
On a envie de reprendre ce que Chris Marker disait de l’accueil négatif au nord
et au sud de son livre de photos sur la Corée (du Nord), « On peut se flatter de ce genre de symétrie, se comparer à
Charlie Chaplin à la fin du Pélerin
lorsque, canardé par les deux camps, il marche, un pied devant l’autre, sur la
frontière, et se dire que lorsqu’on se fait flinguer des deux côtés on a
quelque chance d’être sur la bonne route ».
La comparaison
avec le livre markerien n’est pas totalement hasardeuse, puisque comme la Corée
coupée en deux, Suspiria 2018 se déroule dans le Berlin de 1977 scindé par le
mur qui porte le nom de la ville. A l’Est la partie sous l’égide soviétique. A
l’Ouest la partie occidentale. La scission est le motif qui organise Suspiria, où tout est double. Déjà,
parce c’est tout simplement le remake du sublime film de Dario Argento dont il
ne reprend que quelques éléments : le synopsis, le nom des personnages
parfois distribué différemment, des embryons de scènes, mais aussi le célèbre
lustre en verre. C’est une version en miroir, mais en miroir brisé où le film
original se diffracte tellement qu’on peut ne plus le reconnaître (au grand
désespoir de certains admirateurs). Cette métaphore est littéralement figurée
par le film où deux salles de répétition cohabitent, une grande où s’organisent
les danse en groupe ; une plus petite où se déroulent les auditions mais
aussi les meurtres. Les deux pièces sont liées magiquement ; pendant
que Susie danse dans l’une, Olga est démembrée dans l’autre au rythme de la
chorégraphie de l’héroïne (dans une scène qui s’impose déjà comme un classique
de l’horreur). Double comme le conscient et l’inconscient, d’où l’introduction
d’un personnage de vieux psychanaliste hanté par la perte de sa femme pendant la
seconde guerre mondiale et d’un name
dropping amusé (« Ach, Lacan ! »). Double comme les
sorcières vivant dans l’école de danse tiraillée entre leurs deux chefs
putatifs, Madame Blanc, la chorégraphe, et Héléna markos, celle qui a crée
la compagnie et qui vit désormais sous une forme putride - et hilarante - dans
les sous-sols du bâtiment.
Luca Guadagnino
et son scénariste David Kajganich nont en quelque sorte repris l’original pour
combler les trous par les obessions qui les taraudent : la danse comme expression
de la sorcellerie, la culpabilité allemande suite à la seconde guerre mondiale
et le réveil des consciences, la psychanalise, « l’empowerment ». Tous
les deux ont rajouté du background, des flash-backs, des personnages
secondaires, des scènes annexes jusqu’à transformer une intrigue simple voire
simpliste en fresque monstrueuse. On pourrait trouver que cette obession à
bétonner l’histoire pourrait aboutir à un film lourd et indigeste, mais le
génie de ce Suspiria, est de se
servir de cette emphase et de ce trop-plein
pour mettre en valeur le mystère absolu de ce récit, tout en regard
intense, en mains qui se serrent et en personnages féminins opaques. Si
beaucoup ont évoqué le malaise pour le décrire, il nous semble au contraire que
ce film est chaleureux et doux. On boit des cafés pendant qu’il neige dehors,
on se serra comme des soeurs au fond du lit pour se réconforter, on mange dans
des brasseries avec le sentiment satisfaisant de la communauté réunie, et on
trouve enfin le repos éternel - certes
avant d’en arriver là, il a fallu que la moitié du casting voit ses têtes
exploser dans des gerbes de sang.
Finalement, le
cinéma auquel fait le plus penser Suspiria
est finalement moins argentien ou
fassbinderien que britannique. Il nous
semble que son ambition, sa folie, sa richesse, sa joie, nous rappelle les
films d’un autre duo, Michael Powell et Emeric Pressburger. Suspiria, c’est en quelques sorte Les chaussons noirs meets Le narcisse rouge.
Et de se souvenir que ceux « Les Archers » (du nom de leur société de
production ) avaient eux aussi été accusés en leur remps des mêmes maux que
ceux qu’on reproche aujourd’hui à Suspiria. Alors n’attendons
pas quarante ans avant de donner à ce film hors norme la place qu’il mérite.
Markos !