mercredi 30 mars 2016

THE JAPANESE WIFE d'Aparna Sen




Le héros indien, Snehamoy (Rahul Bose), instituteur dans un petit village de campagne, tombe amoureux de Miyage (Chigusa Takaku), une japonaise qu’il n’a jamais rencontrée, via une annonce dans un journal. Leurs échanges épistolaires vont les faire tomber amoureux l’un de l’autre, jusqu’au mariage à distance, sans jamais se rencontrer (ils sont trop désargentés pour pouvoir se payer le voyage et ils ont toujours des proches malades faisant avorter les quelques tentatives). Ce pourrait être une comédie romantique américaine, dont la correspondance est une figure récurrente (de The shop around the corner à You’ve got mail en passant par Secret admirer). Mais ici point de suspense quant à l’identité de l’auteur des lettres, ni de rencontre entre les amoureux. La cinéaste Aparna Sen ne fait pas grand mystère que l’idée d’une rencontre ne l’intéresse absolument pas. Le film début d’ailleurs par une des quelques scènes où le héros tente d’appeler sa femme par téléphone, mais encore une fois, la communication ne passe littéralement pas (ils sont coupés à chaque fois), seul l’écrit devra être le vecteur de leur passion.
Cette scène d’ouverture correspond temporellement à la (presque) fin du récit, le reste étant un long flashback  à l’intérieur duquel les temporalités se mélangent. Ce duo amoureux à distance se complexifie par la présence d’une veuve et de son fils venant habiter chez le héros et sa mère qui voit en lui un mari potentiel. The Japanese wife fascine par sa structure sophistiquée, aussi bien au niveau temporel que par les ramifications possibles qui ne cessent de surgir (sa relation avec la veuve, puis avec le fils de celle-ci) et dans le même temps, c’est un film indolent qui mêle le mélodrame le plus tragique (ça finit mal), l’humour (voir la franchise avec laquelle sont traitées les implications sous-jacentes de l’histoire : Snemahoy se masturbe frénétiquement pour palier à l’absence de sexualité), l’absurde (Snehamoy va rendre visite à un médecin après qu’il ait appris que sa femme ait un cancer pour avoir un diagnostic.. que le médecin est bien incapable de lui donner puisque la patiente habite à des centaines de kilomètres de là !), voir prendre les chemins de traverse le long d’une longue séquence centrale en suspension où Snehamoy participe à un concours de cerfs-volants durant lequel les compétiteurs rivalisent de technicité et de brio. 
Les longues lectures des lettres en voix off se fondent sur des paysages parfois élégiaques comme cette rivière au bord de laquelle vit Snehamoy donnant l’impression que son équilibre se situe dans cette balance entre ces mots qui nourrissent son être intérieur et cette sensation puissance et quasi cosmogonique d’être dans le monde. 

PS: merci  à Rüdiger Tomczak - que je ne connais pas - pour cette merveille découverte grâce à son blog http://shomingekiblog.blogspot.fr/

mardi 29 mars 2016

Dans la ville de Sylvia de José Luis Guerin


 

Dans la ville de Sylvia (2007) est éclairé par  la talentueuse directrice de la photographie Natasha Braier, à qui l’on doit la lumière subtile et impressionniste de The Rover de David Michôd. La jeune femme a aussi éclairé Casse-tête chinois de Cédric Klapish et prochainement, The Neon Demon de Nicolas Winding Refn. Une filmographie éclectique, souvent au service de cinéastes aux choix esthétiques forts  (même Klapish dont Casse-tête chinois est sans doute son film les plus sophistiqué en terme de lumière).
Que le cinéaste espagnol qu’on qualifiera de minimaliste José Luis Guerin l’ait choisi pour son chef d’œuvre tourné dans les rues de Strasbourg n’est finalement pas étonnant. Car si Dans la ville de Sylvia semble être un film d’auteur décharné (presque pas de dialogues, pas d’histoire : juste un étudiant qui suit dans les rues une jeune femme), la mise en scène fait feu de tout bois : jeunes filles filmées obsessionnellement comme si elles étaient des héroïnes de tableaux de la Renaissance (plus d’une fois, on pense à la série de photos Passengers de Chris Marker, qui captait des visages dans le métro parisien et mettait en vis-à-vis sur certaines d’entre elles une peinture classique ), le film passe ainsi dans son ouverture 20 minutes à scruter des visages de jeunes filles assises à la terrasse d’un café comme si, à l’image de son héros étudiant qui les dessine sur son carnet, il ne savait pas trop laquelle choisir devant tant de beautés qui s’offrent à son regard. Filature avec des plans au ras du bitume dans les rues strasbourgeoises comme une réminiscence amplifié du Vertigo d’Hitchcock  (le héros croit reconnaitre Sylvia, une femme qu’il a connu dans le passé), reflets de visages sur des rames de métro qui passent et repassent devant notre héros fébrile. Même les figurants sont très voyants : pas un plan qui ne montre des passants entrer ou sortir du champ, passants dont on entend très distinctement les bruits de pas. Les affiches publicitaires qu'on voit parfois ont peut être même été conçues pour ce film.  Il y a une tension très forte entre ce réalisme apparent et cette façon d’en faire surgir des icônes. Chef d'oeuvre du cinéma de déambulation, Dans la ville de Sylvia est pourtant toujours parcouru d'une tension constante maintenue par une caméra toujours à l'affût de la beauté. Natasha Braier n'est sans doute étrangère à cette réussite.


Natasha Braier, une dirctrice de la photo venue d'Argentique, euh, Argentine.



PS : il existe une version alternative intitulée Quelques photos dans la ville de Sylvia, sorte de document de préparation au tournage entièrement constitué de clichés, dont la forme rappelle évidemment La Jetée.

PS 2: la fille que recherche le héros s'appelle SYLVIE (il écrit même son nom sur un cahier). qui est donc la Sylvia du titre ? 



Chris Marker, photo tirée de Passengers