jeudi 3 septembre 2015

Frontières (à propos de IT FOLLOWS)






Frontière entre la vie et les morts qui marchent sur les traces des vivants.

Frontière entre le sud de la ville de Detroit, en ruine, ravagé par la crise économique, et le nord plus aisé, constitué de pavillons impersonnels formant des quartiers identiques les uns aux autres.

Frontière entre la fin de l’adolescence et le monde des adultes. 

Frontière entre les Blancs qui peuplent l’écran et les Noirs qu’on ne voit pas alors que la population de Detroit est, au sud, essentiellement afro-américaine.

Frontière entre la terre et l’eau, que ce soit celle de la piscine, de la pluie ou d'un lac. 

On n’est pas étonné d’apprendre qu’avant de tourner It Follows, David Robert Mitchell avait travaillé sur un projet – qui sera peut-être son prochain film – construit entièrement autour des pérégrinations d’une jeune femme sur une plage. Sans doute nous dira-t-on que la frontière est de toute façon le thème américain par excellence, celui que tous les films évoquent, même inconsciemment, puisqu'il est au cœur même de la création des Etats-Unis. Le pays s’est développé d’est en ouest, sur des massacres, mais aussi sur un rêve – sur le fiévreux désir d’aller voir ce qui se passait au-delà. Lorsque l’Océan Pacifique a été atteint, le rêve est devenu cauchemar, mais le besoin de conquête est resté, cependant que le refoulé des exactions commises pour assouvir ce rêve est revenu comme un boomerang.

Le premier film de David Robert Mitchell s’intitulait The Myth of the American Sleepover. Un titre qui associe un passé -le mythe, une géographie -l’Amérique, une humeur - l'ensommeillement. Pour son second, Mitchell s’est débarrassé de cet ancrage peut-être trop explicite pour une phrase d’une sublime simplicité. It Follows. Temps présent parce que l'histoire de l'Amérique, poumon de tous les films américains, s’écrit sans cesse, de jour comme de nuit. 

It Follows est moins constitué d’un sujet que de motifs. Le récit débute par un état de stase figuré par un magnifique mouvement d’appareil qui va chercher, comme une caméra cachée, Jay se baignant dans la piscine familiale enfouie derrière les barrières de la maison. Ensuite, les personnages se remettent enfin littéralement en marche, d’abord pour fuir les créatures qui les suivent, ensuite pour explorer des domaines inconnus à la recherche d’indices leur permettant la reconquête du territoire. Cette fable peut être interprétée de diverses manières. Certains y ont vu une scandaleuse apologie de l’abstinence sexuelle pour éviter les MST - Malédictions sexuellement transmissibles. C’est une vision très primaire – les grands films racontent toujours autre chose que ce qu’ils ont l’air de narrer –, mais, après tout, on ne peut pas totalement la balayer d’un revers de main, le puritanisme étant au cœur du sujet. D’autres, une fable sur le génocide amérindien (1), parce que la première victime sort d’une maison située au numéro évocateur 1492 et que l’affrontement final à la piscine se déroule devant un mur où se dresse un drapeau américain et un panneau d’affichage opposant locaux et visiteurs, tandis que le fond du bassin bientôt ensanglanté est parsemé de mosaïques en forme de croix. C’est une des grandes forces du film que de créer un espace dans lequel le spectateur puisse venir habiter avec son propre bagage. Une frontière est par essence invisible et n’existe finalement que dans le regard de celui qui la crée. 

Si avec son rythme cotonneux et ses ambiances éthérées It Follows a l’évanescence du rêve,  il est d’un trait assuré lorsqu’il s’agit de figurer le groupe d’amis. Mitchell ne peut pas ne pas avoir pensé à Scooby Doo lorsqu’il a inventé ses personnages, parmi lesquels la sœur de Jay ressemblant comme deux gouttes d’eau à Véra avec ses lunettes à grosse monture. Dans cette hypothèse, Jay ferait une parfaite Daphné ;  Greg, un parfait Fred, et Paul, un parfait Sammy (2). Les voir prendre la voiture, mener l’enquête, rester groupés, échafauder des stratagèmes loufoques face aux manifestations surnaturelles… Mitchell insuffle un esprit d’aventure ludique et joyeux, source inépuisable d’alacrité. 

Lorsque le refoulé fait son retour et prend la forme d’une malédiction dont il est impossible de se défaire, le héros américain continue pourtant d’avancer, encore et encore.


 (1)   www.accreds.fr , excellent texte de Hendy Bicaise sur le retour du refoulé vis-à-vis du massacre des peuples indiens.
 (2)   Quant à savoir si Kelly ferait une bonne Scooby, on vous laisse juge! 

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