mardi 13 mai 2014

Chris Marker vu par Catherine Belkhodja








Dernier entretien... celui avec la belle Catherine, à jamais Laura dans Level 5 de Marker...


Catherine Belkhodja fut la muse de Chris Marker. Héroïne de Level Five, elle apparait dans nombre de ses autres œuvres (Berliner Ballade, l'installation Silent Movie, L'héritage de la chouette, le clip Getting Away with it d'Electronic).

Chris Marker, de son vivant, ne voulait plus que certaines de ses œuvres soient montrées. Avec cette rétrospective Marker qui montre tout, ses volontés sont un peu cavalièrement piétinées non ?
Je n’ai pas encore reçu la programmation, mais il est assez probable que parmi les films sélectionnés, figurent certains films que Chris ne souhaitait plus montrer pour de multiple raisons. Parfois tout simplement parce qu’ avec le recul, il ne voyait plus les choses sous le même angle, ou du moins , il ne souhaitait plus présenter les choses de la même façon.
D’autres fois, c’était par simple excès de modestie : Chris a toujours été d’une grande exigence : Il retravaillait ses mots, ses phrases, ses tournures avec beaucoup de soin et d’acharnement. Quand il avait des réserves, il ne voulait pas montrer son travail. Mais quand il condescendait à montrer ce qui lui semblait mauvais ou inachevé, il y avait aussi des choses très belles.
Ainsi, Chris m’avait toujours interdit de lire son roman. Pour lui, c’était un péché de jeunesse sans intérêt. Je n’avais même pas imaginé désobéir  car j’aurais eu l’impression de pénétrer dans la pièce interdite de Barbe Bleue. Je n’avais même  jamais cherché à me procurer cet ouvrage.
Un jour pourtant, j’ai été confrontée à un dilemme : le festival de la Charrière à Lille m’avait invitée à présenter des films de Chris et à animer des débats,  ce que j’avais accepté avec plaisir. Mais Louisette, Fareniaux, la fondatrice et directrice du festival, tenait beaucoup à ce que je lise un extrait de ce roman : « Le cœur net »
J’étais partagée entre l’envie de découvrir cet ouvrage, et l’injonction de Chris. Je m’en étais sortie avec une pirouette : « l’ouvrage était épuisé et je n’avais aucun exemplaire du livre. » Mais rapidement, j’ai reçu en cadeau un très joli exemplaire relié en cuir. Je n’avais pas d’autre alternative que d’accepter, sous réserve de choisir un extrait qui me conviendrait. J’avais assuré mes arrières en négociant à l’avance que si je n’aimais pas l’ouvrage, je lirais alors un extrait du « Dépays ». Ce superbe texte devait déjà faire l’objet d’une  lecture avec Etienne Sandrin au Couvent des Bernardins, au printemps prochain.
J’ai donc lu « Le cœur net » dans le train pour Lille. J’étais stupéfaite  et bouleversée de découvrir dans cette œuvre de jeunesse, tous les ingrédients déjà de son futur film : La jetée.
Chris a totalement sous-estimé son premier -et dernier - roman.
Ce qui me choquerait davantage, en revanche, ce serait de découvrir dans l’exposition des documents plus confidentiels. Certains constituaient des pistes de travail et n’étaient pas faites pour être montrées dans l’état. Chris était un chercheur et un créateur infatigable. Certains secrets de cuisine doivent rester ses  secrets mais je me réjouis que ses films soient montrés à un public plus élargi, lorsque c’est dans l’esprit du respect de l’auteur. A signaler, l’excellent travail cet été de Potemkine , lors de la nouvelle sortie du Joli mai, auquel les exploitants ne croyaient pas beaucoup , mais qui a passé la barre des 50 000 entrées.

Avant de rencontrer Chris Marker, connaissiez vous ses films ?
Je connaissais bien sûr la Jetée, mais je ne connaissais pas encore toute la cosmogonie Chris Marker.

Dans quelles circonstances l'avez-vous rencontré ?
J’avais à peu près 16 ans quand je l’ai rencontré Chris. Dominique Païni, qui n’était pas encore directeur de la Cinémathèque française, organisait régulièrement des stages d’initiation au cinéma pour PEUPLES ET CULTUREs. Ces stages accessibles à tous les jeunes permettaient de découvrir des œuvres rares, suivies de débats avec les auteurs.
C’était absolument formidable ; On habitait tous dans une grande maison, on voyait des films magnifiques et on en parlait ensuite pendant des heures. Je retrouvais l’ambiance passionnée de la Cinémathèque d’Alger que j’avais fréquentée durant toute mon enfance.
Chris était venue présenter L’Ambassade et nous avions longuement parlé ensuite de son film et du Château de l’araignée de Akira Kurosawa.  Chris a toujours eu une fascination pour Shakespeare.

Je l’ai vu disparaître sur sa moto et nous ne nous sommes pas revus pendant quelques années.
J’ai de nouveau entendu parler de lui en 86, au moment de l’émission TAXI que je présentais sur la Sept. J’interviewais des personnalités dans une grande Cadillac noire. Le producteur de l’émission  Philippe Alfonsi était très fier de m’annoncer que nous avions un véritable fan : C’était Chris. Cela m’avait fait vraiment plaisir. Chris a toujours été un spectateur actif, donnant son avis très tranché sur les programmes.
Nous nous sommes retrouvés par le biais de la philosophie : Je participais à la création du journal « la légende du siècle » dirigé par Roland Castro. A l’époque, je cherchais à vendre le concept d’une émission de philosophie avec mon co-auteur Marc Sautet, avec qui nous avions lancé les premiers café-philos. Nous avions présenté le concept à plusieurs producteurs mais aucun ne voulait se lancer dans cette aventure. J’avais contacté aussi Jean Pierre Ramsay, qui avait invité Chris à se lancer dans «  l’héritage de la chouette »
J’ai revu Chris par hasard à la Bastille et nous ne nous sommes plus quittés ! On se promenait dans Paris et Chris me montrait les endroits qu’il aimait. On parlait beaucoup et on s’écrivait. Lui, des lettres très courtes , toujours pleines d’humour et d’esprit. Moi, des lettres très longues .
Il tenait beaucoup à ce que je participe au banquet de Platon dans L’héritage de la chouette. J’y fais effectivement une furtive apparition, vêtue d’une longue robe  où je ponctue les discours d’une note pincée sur une lyre. Chris avait fait beaucoup de photos sur cette première séquence et me disait en riant que Simone Signoret avait commencé sa carrière  en faisant une brève apparition dans les Enfants du Paradis ! L’héritage de la chouette est un monument qui a failli disparaître car Onassis s’opposait à sa diffusion. Chris a dû faire un procès, qu’il a gagné, pour sauver sa série.

Que disait-il de vous ?
Chris me disait que pour lui, j’étais une héroïne évadée d’un livre de Giraudoux. Il me disait que mes dialogues étaient du pur Giraudoux.

Il est vrai qu’avec lui, je me sentais totalement sur la même longueur d’onde et  qu’il m’avait adoptée telle que j’étais. Nous parlions de grandes choses mais beaucoup aussi des petites choses, qui n’intéressent pas toujours les communs des mortels. Je lui envoyais mes textes , mes images, mes photos. Par la suite, il m’a appris à tenir une caméra et je lui ai montré mes premiers bouts d’images. Des reportages ou des petits films inclassables avec de longs monologues assez loufoques sur la vérité ou sur les nuages. Des petites démonstrations philosophiques avec une certaine rigueur logique, à la limite de l’absurde.Chris aimait beaucoup ces petits films et il en avait intégré certains extraits dans Zapping Zone. Il aimait regarder mes rushs et me faisait l’honneur de les pirater parfois, car Chris revendiquait le pillage comme un art à part entière. Il m’a aidée aussi au montage de quelques vidéos , des petits films d’art assez confidentiels, que je présentais dans mes expositions. Il tenait beaucoup à conserver mes originaux, car il craignait qu’ils tombent dans la quatrième dimension.
Par la suite, Chris m’a fait tourner dans  Getting away with it.
C’était une commande du producteur Michael Shamberg, très connu dans la sphère underground New-Yorkaise : Il aimait faire appel à ses nombreux amis artistes pour des projets toujours un peu décalés. D’ailleurs lui – même est devenu curator, puis artiste lui aussi avec des expositions collectives dans différentes capitales du monde, regroupées sous le label TURTLE. Mikael avait invité Chris à faire le clip de New Order mais Chris voulait sortir des studios, et ne pas se contenter de filmer le groupe en studio. Comme Chris adore les animaux, il avait choisi de filmer dans le Château de Sauvage, au milieu des émeus et des wapitis.
Le chef opérateur était Yves Angelo. Ce n’était pas simple pour moi de me laisser approcher par les émeus. Par la suite, le groupe a commandé un autre clip car les musiciens pensaient que dans le clip de Chris, on ne les voyait pas assez…
Sur ma demande, Chris avait établi une autre version du clip, colorisée et stylisée. C’est une version assez difficile à trouver. Ma copie est restée dans les cartons de Chris et fait partie des objets qui ont mystérieusement disparus et qu’on recherche encore.
Par la suite, Chris a utilisé certaines images du Château de Sauvage pour les intégrer dans Level Five.    

En 1996 sort Level Five, dont vous être l’héroïne, Laura, où vous passer tout le film assise, filmée en gros plan, à vous adresser à la caméra…
Il avait eu l’idée de ce projet dix ans auparavant et avait égaré l’unique exemplaire  du scénario dans un restaurant. Il avait perdu aussi l’envie de ce film. Quand nous nous sommes revus, il m’a dit qu’en me retrouvant il avait eu immédiatement l’intuition qu’il avait trouvé  « Laura » et cela lui a redonné de l’impulsion pour reprendre ce projet auquel il tenait beaucoup. (En dehors de la Jetée, qui était sa première fiction, il voulait faire Level five, qui serait sa deuxième et dernière fiction).
Il m’a proposé le rôle quelque temps plus tard, tout en me demandant de patienter car j’étais encore trop jeune pour interpréter ce personnage. Pour moi, «  demain «  a toujours été très improbable : je ne vivais qu’au présent ! Par la suite, j’étais très surprise et ravie quand ce projet de film s’est finalement concrétisé.
Nous avons commencé à tourner ensemble avec la maison de production KAREDAS que nous avions crée ensemble. Au début, c’était un tournage très rudimentaire : nous avions peu de moyens car nous n’avions pas encore  trouvé de coproducteurs mais c’était aussi un choix esthétique de la part de Chris. Par la suite, ARGOS et ASTROPHORES sont venus compléter la production du film qui a ensuite été acheté par ARTE.
C’était un peu étrange car Chris avait aussi commencé à tourner en même temps quelques images pour Silent Movie (une installation vidéo en noir et blanc) et je ne faisais pas toujours la distinction entre les deux. Au tout début, Chris ne me montrait pas ses images. Les choses se sont décantées au fur et à mesure, quand Chris m’a donné les premiers textes …
Silent Movie était une installation en hommage au cinéma et aux actrices du cinéma muet.  J’étais la seule personne contemporaine parmi les images du passé. J’ai pu voir pour la première fois les extraits de Silent movie sur grand écran, lors de la soirée d’hommage à Chris organisée en septembre 2012 par la Cinémathèque. C’était pour moi totalement bouleversant, et absolument magique …
Nous étions en tête à tête sur le tournage. Cela reste pour moi des moments très privilégiés. C’était difficile d’avoir une vue d’ensemble. Chris aimait le secret et ne me disait pas grand chose sur le synopsis. Il me parlait de l’histoire du Japon, de la guerre, me demandait de regarder des films comme Laura d’Otto Preminger… Mais je ne connaissais rien de l’histoire du film.
Quand je tourne j’aime bien savoir comment sera le cadre, ça me permet de concentrer mon énergie en sachant quelle partie de moi sera à l’image. Là je ne savais pas : Il était très directif : J’étais cadrée très serrée et je ne pouvais pas beaucoup bouger. A la fin, il acceptait de me montrer le cadre pour que je puisse adapter mon jeu en fonction du cadrage.
Parfois, je regrettais de n’avoir pas de personnage vivant en face pour me donner la réplique. Mais il fallait que je m’adresse à mon "amour mort"  et Chris ne voulait pas faire diversion pour faire exister ce lien indélébile entre une femme et son amour défunt. Je craignais de lasser, d’ agacer les spectateurs. Je me disais que les gens supporteraient de me voir ainsi quelques minutes mais pas plus.
A l’époque, Solveig Dommartin avait reçu des critiques sévères car on lui reprochait son omniprésence à l’écran dans Jusqu’au bout du Monde, de Wenders. Je m’attendais à subir les mêmes pamphlets…

Level Five parle du web, des avatars, de se perdre sur la toile… Comme on dit, c’est un film précurseur, non ?
Chris a toujours été en avance. Il vivait sobrement et fuyait les fêtes et les mondanités mais ne savait pas résister aux gadgets. La technologie le fascinait. Il devenait comme un petit garçon devant un nouveau gadget ou un nouvel ordinateur.
C’est lui qui m’a offert mon premier minitel. Il m’envoyait des lettres mais ce n’était pas mon truc à l’époque : je perdais les codes, les lettres. Cela l‘agaçait beaucoup car ainsi, j’ai perdu ainsi beaucoup de son courrier. 

Vous ne saviez rien, ou peu de choses du film. Quelle fut votre réaction lorsque vous l’avez découvert fini ?
Le film m’a bouleversée.  C’était un véritable coup de poing. L’histoire est terrible : tous ces gens qui se sont suicidés… La réflexion sur le pouvoir des images et la manipulation qui en découle est très subtile. Quand j’ai découvert le film, j’ai fait totalement abstraction de ma présence dans ce film. J’étais une spectatrice comme les autres, en état de choc.
Mais j’ai de suite adoré ce film. La seule scène qui m’avait un peu gênée, c’est celle où je dialogue avec le perroquet. C’était une improvisation assez longue au départ. Pendant le montage, j’avais demandé à Chris de la raccourcir un peu, et il avait fini par accepter.

On entend la voix de Marker, ce qu’il ne faisait plus depuis des années, laissant des comédiens lire ses textes…
J’avais insisté pour qu’il prête sa voix au film. Sa voix sourde est très touchante et donne de l’émotion au film. Dans ses autres films, il préférait engager des acteurs avec une excellente diction.

La fin du film est assez prémonitoire. J’ai appris la mort de Chris de façon totalement accidentelle, par une amie qui m’envoyait ses condoléances sur facebook. J’ai cru à une mauvais blague car depuis les longtemps, les gens affirmaient qu’il était mort ! Mon premier réflexe a été de l’appeler sur son téléphone pour lui demander s’il était mort. C’est absurde je sais… Je me suis adressé à Chris comme l’héroïne de Level Five parle à l’homme absent. J’espérais qu’il me dise « non, je ne suis pas mort » ou bien « je suis mort mais ne t’inquiète pas ». J’ai découvert sa mort dans les journaux. C’était assez cruel.Chris avait prévu que cela se passerait ainsi.

Les textes écrits par Marker (de son roman aux livrets de DVD, aux voix off de ses films bien sûr) sont merveilleux, c’était un grand écrivain.
Il refusait qu’on le considère ainsi. Il me disait qu’il lui fallait des mois pour écrire deux phrases. Il y revenait tout le temps pour couper / réordonner / raccourcir, le contraire de moi qui écris souvent d’un seul jet. Quand on me demande de retravailler le texte, souvent je précise des choses et le texte est encore plus long ! Il disait qu’en fusionnant, nous pouvions aboutir au bon équilibre !

Chris Marker ne voulait pas parler pour laisser ses œuvres s’exprimer. Sauf qu’à force d’absence et de propos savamment distillés, d’avatar divers et variés, de pseudonymes, il a fini par devenir un personnage fascinant et quasi-romanesque. En avait-il conscience ? 
Sa manie des pseudos vient de la guerre où, m’a-t-il dit, il fallait changer d’identité souvent, par sécurité. Je pense aussi qu’il avait beaucoup de pudeur et n’aimait pas étaler sa vie privée. Il avait une relation très spéciale avec notre chat «  Guillaume en Egypte ». Il lui pardonnait quelques vanités !
Au départ, c’était involontaire. A la fin c’est devenu un peu une coquetterie. Je crois qu’il était content de cette médiatisation dans la dernière période (disons à l’époque de la sortie de Chats Perchés en 2004), mais il ne l’assumait pas.
Il a beaucoup voyagé surtout dans la première partie de sa vie.
Ensuite, laisser courir ce bruit était bien commode pour écarter ceux qui l’importunaient. Il aimait dire laisser courir le bruit qu’il était qu’il était à Moscou ou ailleurs alors qu’il était à Paris. Et puis ça laissait un répit pour répondre aux trop nombreux messages laissés sur son répondeur. 

Parlez-nous de lui…
C’était un homme passionné et passionnant, curieux de tout. Un véritable humaniste, en phase avec son siècle. Il parle autant aux personnes de sa génération, qu’à de jeunes lycéens. Il avait  une culture immense, et une mémoire stupéfiante, avec toujours des anecdotes incroyables à raconter. Mais il savait aussi être à l’écoute de ses amis. Par contre, il ne supportait pas les bavardages et pouvait devenir assez tranchant pour renvoyer ceux qui le dérangeaient. Il avait une notion très précise du temps car il avait encore beaucoup d’idées à exploiter et craignait de ne pas pouvoir terminer ses recherches.
Il savait précisément ce qu’il voulait. Ainsi pour Level five, il avait conçu lui même le dossier de presse et l’affiche et ne supportait pas la moindre modification quand il donnait des consignes. Sinon, il pouvait se fâcher très fort. Quand il se fâchait avec quelqu’un, c’était irrémédiable. Ce n’était pas quelqu’un de facile, il avait ses têtes. Il pouvait faire preuve d’une ironie glaçante. Il pouvait être très véhément pour des choses simples. Quand il entendait à la TV des présentateurs faire des fautes de français, il envoyait des missives sévères à la chaine.
Il s’est fâché deux fois avec moi mais heureusement cela n’a pas duré longtemps !
Sur son répondeur, son message disait « si vous avez quelque chose de gentil : d’amusant ou d’essentiel » et souvent, il ne décrochait pas : il attendait de savoir ce qu’on avait à lui dire.
Le téléphone n’arrêtait pas de sonner. On lui proposait de venir à des festivals, participer à des jurys. Les gens se bousculaient pour lui montrer leur film, leur scénario. Mais il refusait de donner son avis car il n’avait pas le cœur de dire ce qui lui semblait  mauvais. Cela ne l’a pas empêché de défendre spontanément des films qu’il aimait comme Demi-Tarif d’Isild Le Besco par exemple. Mais il fallait que ça vienne de lui.  
Il était très sensible à la gentillesse, au charme, à la discrétion, qualités qu’il retrouvait chez les japonaises. Il était plus indulgent pour les femmes dont il appréciait la compagnie. Pour les hommes, il les supportait plus difficilement : il fallait qu’ils soient vraiment brillants intellectuellement ou artistiquement, ou qu’il ait besoin de travailler avec eux. 

Comment pourrions-nous définir Chris Marker ?
Il me disait, « je suis un voyageur ». 

Et vous, comment le voyez-vous ?
Je l’ai toujours considéré comme un génie, un homme curieux de tout avec une très belle âme. J’ai eu beaucoup de chance de le rencontrer et ce que nous avons partagé ensemble reste très précieux.  Nos rires, nos souffrances aussi parfois, nos espoirs, nos projets et même nos indignations. Il a emporté avec lui une partie de mon être. Il me manque terriblement. 

Propos recueillis par Nikola et remis en forme par Catherine Belkhodja.

mercredi 7 mai 2014

Friends and Enemies d'Andrew Frank (1992)

L'affiche française


Il est de bon ton de s’en prendre aux critiques et de penser qu’ils ne servent rien si ce n’est démolir par frustration des films de temps à autre. Pourtant, sans critiques, les films n’existeraient pas. Exemple avec Friends and Enemies d’Andrew Frank, un film américain de 1992. Jamais sorti dans son pays d’origine, le film n’a été distribué qu’en France, dans une poignée de salles en mars 1993 (*) après avoir été diffusé en septembre de l’année précédente au Festival de Deauville. Sorti dans une indifférence quasi générale, il n’y a que feu la revue Le Cinéphage qui était montée au créneau pour le défendre ardemment. Andrew Frank était considéré dans le chapo de l’article signé Gilles Boulenger, le fondateur et rédacteur en chef de la revue, comme l’égal de David Fincher ou de Quentin Tarantino (Alien 3 et Reservoir Dogs venaient de sortir). Un futur grand du cinéma américain. Si les prévisions optimistes se sont révélées vraies pour les deux autres cinéastes (déjà défendus, il est vrai, par l’ensemble de la presse mondiale), c’est resté un vœu pieux pour Andrew Frank qui a sombré ensuite dans l’oubli le plus total (il a réalisé en 1997 un second film, Cadillac, jamais sorti nulle part). On ne le remarque pas, mais des films disparaissent. Friends and Enemies est dans ce cas de figure. Jamais sorti en vidéo, même pas en VHS, le film est introuvable. Tout juste peut-on se procurer en occasion un vieux dvd en Allemagne. Il n’est plus diffusé, on ne retrouve aucune copie sur le Net, d’ailleurs, sur la toile, on ne trouve même pas  un seul article qui lui consacré. Pas une critique sur Imdb. Pas un texte d’un bloggueur fou. Pas de discussion dans un forum de cinéphiles. Rien. Le néant. On parle pourtant d’un film contemporain de Bad Lieutenant d’Abel Ferrara ou de Un Faux mouvement de Carl Franklin, pour citer deux autres joyaux du film noir de l’époque (grande année pour le genre que cette année 1992 décidément). Bref, si Le Cinéphage n’avait pas consacré ces quatre pages au film, et ne l’avait pas propulsé dans ses trois meilleurs films sortis de 1993, Friends and Enemies aurait sombré corps et bien dans l’oubli. Si Friends and Enemies existe encore quelque part, c’est grâce à cet article, et uniquement cet article. 

Revenons-en au film lui-même. Son titre est un peu trompeur, notamment ce « and » qui laissent à penser qu’il y aurait les amis d’un côté et les ennemis de l’autre. Or c’est tout le contraire, les amis sont aussi les ennemis, ce « Et » vise au contraire à montrer l’ambivalence qu’il y a à l’intérieur d’un même individu. Le titre de travail, Favorite sons , tout Nicole Garcia-esque  soit il, était plus pertinent, contenant déjà le sujet (un film de sons, c'est-à-dire un film sur la filiation, sur les garçons, et sur des garçons qui sont encore perçus comme des enfants, alors que les personnages principaux approchent de la trentaine) et les contradictions du récit (de favori il ne devrait y en avoir qu’un). L’histoire est simple. Quatre amis d’enfances, passionnés de Baseball (on les voit enfants dans des films 8mm sur le terrain s’adonner à leur sport favori), vivent toujours dans l’état du Michigan, dans la ville de leur enfance. Leur leader charismatique, Dominic, a abandonné une carrière professionnelle, pour ouvrir un petit restaurant italien. Paul et Nicky, deux frères, sont vendeurs dans un magasin d’accessoires de baseball.  Nicky, le plus jeune, est un être frustre, ne pensant qu’à coucher avec des filles et à parler de sexe. Le quatrième larron, Louis, est timide et effacé, il a une sœur, Rose-Ann qui est la compagne de Dominic. Après un match amateur un samedi après-midi qui réunit tous les amis alors que Dominic s’était juré de ne plus rejouer, même pour le plaisir, les amis vont fêter la victoire dans un pub. La bière coule à flot, ils se retrouvent à faire la fermeture. Un homme bien habillé entre alors dans le lieu pour commander à manger. Il s’agace rapidement que Phil, le tenancier, préfère écouter les histoires graveleuses de Nick plutôt que de le servir. Dominic insiste finalement pour que le Phil s’occupe du client. Mais Nick est furieux d’avoir été interrompu. Les amis sortent alors du bar. Nick attend que l’homme qui a cassé son effet sorte à son tour pour lui régler son compte. L’incident tourne au drame et Nick lui fracasse la tête avec un morceau de bois qu’il a saisi machinalement dans la bagarre. Mais sur le morceau de bois est planté un clou qui vient s’enfoncer dans la tête de l’homme. Choqués, les amis décident de laisser le cadavre gisant dans le sang sur le parking et s’en vont. Le lendemain, ils apprennent que cet homme était un procureur, marié, père d’une petite fille, et qu’il n’est pas mort mais dans le coma. 

Sur ce sujet, celui de l’amitié qui se délite autour d’un meurtre qu’il faut cacher, on a vu dans les années 90 quelques abominations du type Very Bad Things ou Petits meurtres entre amis, des comédies prétendument noires dans lesquelles le cynisme le disputait au ricanement sur le dos des morts. Rien de cela dans Friends and Enemies, film sérieux et dépouillé. Friends and Enemies pourrait faire penser par ses thèmes à un film James Gray (dont le premier film, Little Odessa, sera tourné peu de temps après). On y retrouve la description puissante de la cellule familiale, lieu de repli et prison à la fois, les relations fraternelles, la frustration des désirs non accompli. Mais ce serait un James Gray dégraissé, sans folkore (religieux et professionnels), sans attachement au genre (film policier, film de gangster), sans la dimension de la Tragédie. Dans Friends and Enemies, le destin n’a semble-t-il aucune existence. Tous les actes et les gestes des personnages sont motivés. Même le meurtre du procureur n’est pas seulement accidentel. Nick est un être violent. Nick a voulu se battre pour une bêtise. Nick ne voulait pas spécialement le tuer (quoique) mais c’est profondément ce qu’il est qu’il l’a fait agir ainsi. 

Tous les hommes du film sont encore des enfants, en tout cas des adultes qui vivent encore dans le monde de leur enfance. Tout leur environnement les ramène au passé. Pour Dominik, ce sont les coupures de presse accrochés dans son restaurant où le journal local vantait ses talents de joueur. L’appartement familial est rempli de clichés en noir et blanc des ancêtres. Son restaurant est doté d’une immense peinture représentant Venise, marquant les origines italiennes de ses ascendants. Ailleurs, avant… impossible de construire un avenir dans un monde refermé sur soi. Les garçons se comportent tous comme des grands gamins. Et les pères ont besoin de leurs enfants. Le père de Dominic est paraplégique et c’est son fils qui doit lui faire à manger et le laver. Cet investissement des enfants vis-à-vis de leurs parents est à la fois montré comme noble mais tragique dans le sens où ces enfants ne sont jamais devenus adultes, vivant sans cesse dans un univers infantilisant. Il n’y a aucun adulte au sens où on l’entend habituellement. Dean Stockwell incarne un ami de la famille. C’est lui fait visiter à Dominic et sa compagne une maison qu’ils pourraient acheter en leur faisant miroiter le bonheur de vivre dans ce cocon douillet. Et lorsque la compagne de Dominic s’épanche auprès de lui en regrettant que son compagnon se comporte comme  un ado et doute de leur union, Dean Stockwell lui explique que ça passera, que lui aussi plus jeune était comme cela. Ce confident qui pourrait être celui montrant qu’un ailleurs existe ne fait que promouvoir cette organisation séculaire et sclérosante voulant qu’on reste à vie là où on est né, qu’on se comporte comme un enfant jusqu’à ce qu’on en ait soi-même, qu’on se vautre à jamais dans ses rêves de jeunesse et que personne, et surtout pas les aînées, ne soient là pour tirer les hommes vers le haut
.
Il y a un beau personnage, celui du policier, ami de la famille de Dominic, qui enquête sur le meurtre. Il n’a pas eu d’enfants. Il considère Dominic comme le fils qu’il n’a jamais eu. Lorsqu’à la fin, après que la victime soit finalement décédée et que les amis de Dominic se soient retournés contre lui et l’ait accusé collectivement d’avoir porté le coup fatal, le flic décide de disculper Dominic et met le  meurtre sur le dos d’un vagabond retrouvé à la morgue. Dans la dernière scène, il abandonne sa plaque de policier. Jusqu’au bout il aura fallu défendre la Famille quitte à truquer pour préserver l’unité apparente, pour faire semblant, encore une fois, de croire que malgré l’implosion manifeste de la cellule, il fallait coûte que coût continuer à faire comme si.



A droite, le réalisateur Andrew Frank qui joue un petit rôle (il avait 23 ans au moment du tournage, et en paraissait au moins 5 de moins !)


(*) le film a connu une production un peu particulière. Après le tournage, Andrew Frank a dû trouver un financement extérieur pour terminer son film. C’est le producteur français Leonardo de la Fuente (La double vie de véronique de Kieslowski, Rien que du bonheur de Denis Parent) qui a apporté les fonds manquants. Une partie de la post-production du film a d’ailleurs été faite en France.

mardi 6 mai 2014

Station de lavage



Dimanche après-midi, zone industrielle
C’est le printemps, pourtant les nuages gris sont bas.
Il pourrait faire chaud, mais le vent amène le froid 
Entre La Halle aux chaussures et l’Ibis Hôtel, 
Défilent les véhicules à la station de lavage
Le jet haute-pression  tenu par des hommes en jogging 
Pour lustrer la calandre attend la chamoisine 
Pistolet entre les mains, cœur à l’ouvrage.

Les femmes préfèrent les rouleaux automatiques 
Dans leurs bottines, elles contemplent leur auto 
pénétrer entre les rouleaux priapiques 
Elles tirent sur leur cigarette, regard vertigo
Hommes et femmes debout devant leur machine à l’arrêt 
Vrombissement des énormes goupillons tournoyant 
L’eau se transforme en bruine sur les visages blancs 
Figures fantomatiques peuplant ce décor laid 

Qui habitent les chambres de l’hôtel adjacent ?
Sur son  parking stationnent les voitures humides 
Au milieu de cette interzone putride 
Se retrouvent peut-être les hommes et femmes du volant.