mercredi 18 septembre 2013

Maalich de Thomas Jenkoe

Le réalisateur Thomas Jenkoe (à gauche) en compagnie d'un clandestin



Le générique précise « un documentaire mise en scène par Thomas Jenkoe ». Cette façon d’insister sur le pouvoir du réalisateur sur la construction du réel n’est pas anodin, dans un genre où la mise en scène  en souvent mal vue, synonyme de manipulation de la réalité. Hors tout documentaire à sa part de manipulation, si ce n’est provoquée sur le plateau, du moins dans le montage, le choix des plans leur organisation. Mais Thomas Jenkoe va plus loin que cela,  et il aurait pu ajouter qu’en outre d’être le metteur en scène, il est aussi l’acteur principal de son film, présent en permanence à l’écran.
Le jeune Thomas, réalisateur, photographe, artiste, se retrouve donc dans la ville d’Alfortville, au complexe hôtelier de Chinagora,  une gigantesque pagode sur pilotis se trouvant à l’embranchement de la Marne et de la Seine. Boisures rouges, portail avec dragons, un morceau de Chine kitsch implante en proche banlieue, où séjournent essentiellement des touristes chinois arrivant par car entier.  Aux abords des bâtiments, des exclus du système passent la nuit dans des escaliers ou des abris de béton. Que fait Thomas Jenkoe ici ? On ne sait pas exactement ce qu’il vient chercher, la seule chose que l’on sait est qu’il vient de divorcer (il en parle souvent), et semble vouloir réaliser  un documentaire sur ces laissés pour comptes, immigrés, clandestins, abimés de la vie. Il cherche à ouvrir le dialogue le soir, mais la communication est difficile. Il peine à retrouver des dormeurs réguliers avec qui établir un contact prolongé, la plupart disparaissant d’un jour à l’autre. La barrière de la langue est un obstacle à l’entame du dialogue. Avec sa tête de jeune homme sorti d’un bac A3, écharpe rouge autour du cou, montures de lunettes épaisses, il ressemble à un extra-terrestre débarqué d’un autre monde. Pour approcher les gens, sa technique se résume à distribuer des cigarettes à tour de bras avec un volontarisme naïf et touchant. Il finit par trouver un SDF cap-verdien qu’il retrouve régulièrement. Ils ne se comprennent pas (mais « Maalich », qui en arabe signifie « ce n’est pas grave »), chacun parle de sa vie dans une langue incompréhensible pour l’interlocuteur. Il donne l’impression de déranger le clandestin. Pendant ce temps, la lune se reflète sur la Seine, des bateaux remplis de touriste remontent le fleuve, paisiblement, avec la sensation que deux mondes très proches se frôlent sans jamais se côtoyer. Jenkoe essaie justement de pénétrer dans l’univers de ces clandestins, de faire que des mondes se touchent, mais chaque tentative se solde par un échec. Lorsqu’ils tombent sur deux personnes prolixes et parlant un français correct, c’est pour entendre une diatribe d’un des deux hommes sur Sarkozy et les juifs se soldant par des « Hail Hitler » avinés tandis que son comparse raconte comment l’hôpital où a accouché sa femme a soi-disant détruit un des deux yeux de sa fille de quatre ans. Depuis il éructe qu’« il est en guerre », mais n’a pas d’argent pour se payer un avocat.  Thomas Jenkoe reste entre les deux hommes, en empathie « oui t’as raison c’est incroyable, mais y a des pas avocats commis d’office pour ça ?». Il ne juge pas. Pas de discours sociétal, social ou je ne sais quoi. Il montre des tranches de réel, brutales, des êtres perdus, à vif. C’est à prendre ou à laisser.  Le film n’a pas la naïveté de vouloir comprendre vraiment. Venir du Cap Vert, ne pas parler français, avoir un frère en Espagne, et dormir la nuit sous un abri de fortune à côté d’un hôtel mimant la Chine à côté des cimenteries d’Ivry, finalement, c’est indicible. Et voir cette réalité fait mal, très mal.
Le film n’est pas sans humour, comme cette séquence incongrue où deux chinoises qui logent à Chinagora interpellent l’équipe du film. Elles trouvent le lieu horrible et sont sidérées qu’un tel endroit qui singe leur univers se trouve à proximité de Paris. L’assistant caméraman, Gwen, qui parle mieux anglais que Jenkoe, entame la conversation avec elles. La discussion se poursuit assis en bord de Seine. Thomas Jenkoe est comme dépossédé de son propre film et disparait de l'écran puisque c’est son camarade qui devient la vedette de la scène, et qui parvient  rapidement à entamer un dialogue avec des gens, un dialogue certes très éloigné du projet initial puisque c’est un plan drague qui se met en place (les chinoises le trouvant beau comme un mannequin) mais un vrai dialogue. Finalement il y a plus de proximité entre une chinoise qui loge dans cet hôtel de semi luxe et ce français qui participe à un tournage de film, qu’entre ce réalisateur  perdu dans la nuit et ces silhouettes qui hantent les abords de la Seine dans lesquelles il aurait espéré trouver des compagnons d’errance. Cette scène est drôle mais aussi cruelle. A ce moment, on se rend compte que le réalisateur n’est pas effectivement plus capable de communiquer avec qui que ce soit.
Le film se conclut par un dernier dialogue entre Thomas Jenkoe et l'homme venu du Cap-Vert. Contrairement aux autres scènes où Jenkoe était assis et l’homme souvent couché, les deux sont debout face à face, filmés de profil. Jenkoe s’inquiète de l’avenir de son ami avant de le quitter. On ne comprend pas très bien ce que l’homme va faire et s’il va partir du lieu comme il l'avait plusieurs fois évoqué. Jenkoe est presque excessif dans son empathie. Ce dernier lui sert la main sans chaleur particulière. Et lui tape une dernière cigarette. 

Maalich fait partie de ces films qui change notre regard sur le monde.



PS : on a beaucoup pensé en voyant ce film au formidable « Eux et moi » de Stéphane Breton dont nous avions déjà parlé, dans les deux cas le documentariste échouant à comprendre de l’ intérieur la vie des gens qu’il filme. 

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