Song to Song aurait pu être intitulé en
français "Chansons de gestes".
Chansons comme toutes
celles qui composent l'hallucinante playlist
du film : de Arvo Part au duo sud-africain de Die Antwoord de Haendel à Lykke
Li qui interprète plusieurs de ses chansons mais aussi une reprise de Bob
Marley en duo avec Ryan Gosling (It hurts
to be alone), du rappeur travesti Big Freedia au bouleversant Makambo de Geoffrey Oryema... Un voyage musical ininterrompu entre l'ancien
et le moderne, l’Amérique, l’Europe et l’Afrique, rythmé par une chanson
leitmotiv Rollin' and Tumblin’,
entendue dans différentes versions.
Gestes comme ceux des
personnages, qui se frôlent, se touchent, se caressent le ventre, s'embrassent
du bout des lèvres, voire scrutent la gorge du conjoint pour y chercher son âme
(on pense beaucoup à Je vous salue Marie
de Godard tout au long du film). Le sexe est encore plus présent que dans Knight
of Cups - à deux, à trois, hétéro et homo - mais on sent Malick peu
aventurier, voire gêné aux entournures, dans sa dépiction du coït, plus
soucieux de capter les hésitations des corps et leurs vibrations, que leur
mélange.
Une chanson de geste est un long
poème décrivant relatant des exploits guerriers du passé. Si les derniers
Malick ont abandonné les terres de la mythologie pour en apparence rejoindre
celle de l'ultra contemporanéité, il semble au contraire que jamais ses personnages
n'ont été plus abstraits qu'aujourd'hui et qu'en réalité, sous la surface,
se cache un récit médiéval épique où les châteaux prendraient la forme de
villas à l'architecture délirante située au bord de la rivière Colorado, où le
méchant roi avec lequel on établit des pactes faustiens serait un producteur façon
Richard Branson ou Swan de Phantom of the Paradise, la dame-poétesse une jeune
rockeuse cumulant les petits jobs pour subvenir à ses besoins et le héros-troubadour
un parolier naïf cherchant sa voie sous la figure tutélaire d'Arthur Rimbaud dont
la photo est accrochée dans son salon. Dans ce conte des temps anciens, nos
héros rencontreront des fées toujours promptes à leur prodiguer des bons
conseils, ces bons génies pouvant prendre les traits de vrais artistes dans
leur propres rôles : ainsi de John Lydon incitant aux enfants à obéir aux
règles imposées par les parents avant de "throw
the fuckin’lot of ‘em out the window" ou Patti Smith pousser Rooney
Mara à se battre pour garder son mec ; mais ces veilleurs bienveillants
peuvent aussi prendre l’apparence d’actrice inconnue comme cette escort poussant une Natalie Portman confuse à
dissocier son esprit de son corps.
La
guerre, elle, prend différents atours : celle de l'artiste contre le système, des
enfants contre leurs parents, de l’amour pour lequel il faut sans cesse lutter
pour préserver une flamme vacillante ou des pulsions intérieures les plus
noires qui vous emportent vers l'abime si on ne les repousse pas.
Comme
Knight of Cups tourné la même année, Song to Song donne l'impression d'être un remix halluciné de dix
films d'où Malick extrairaient les moments les plus saillants pour les compiler
dans une mixtape furieuse et poétique (si Song
to Song était un album, ce serait Since
I left you des Avalanches), mais aussi, et c’est nouveau, chaleureuse. Car
si Song to Song est un récit de lutte
parfois d’une infinie tristesse, c'est aussi, paradoxalement, le film de Malick
le plus romantique - attendez de voir le dernier plan !-, le plus léger en
partie grâce à ses acteurs, et, plus étonnant encore, le
plus porté de temps à autre à l’autodérision quand par exemple Iggy Pop torse
nu et verre de vin rouge à la main apparait trente secondes pour se moquer des
producteurs de cinéma voulant avoir des stars de la chanson dans leurs films
pour leur apporter l’énergie supplémentaire dont ils manqueraient.
De
film en film, Terrence Malick s’affirme plus que jamais, pour reprendre les
deux titres que Song to Song a porté au long de sa production au long cours, sans loi (Lawless) et en apesanteur (Weightless). Et
comme chantait Carmen, « l’amour est un oiseau rebelle ».