lundi 11 mai 2015

LES TORTUES NINJA de Steve Barron (1990)




Jim Henson et Steve Barron sur le tournage

TORTUES GENIALES

A l’origine, les Tortues Ninja est un comic book américain créé par Kevin Eastman et Peter Laird, envisagé comme une aventure unique. Conçu comme une parodie des bandes-dessinées de super-héros, ce premier épisode était à la fois humoristique et brutal. Son succès fulgurant incita les auteurs à poursuivre leur œuvre, qui s’orienta très vite vers une dimension plus familiale, orientation accélérée par le succès de la série animée produite dans la foulée. Le premier film conserve pourtant l’esprit pulp de l’épisode inaugural. 
Son titre original, comme celui de la bd, est Teenage Mutant Ninja Turtles. Le français ne permettant pas l’accumulation d’adjectifs aussi facilement que l’anglais, deux sur trois ont été supprimés. Ces deux adjectifs-là, Teenage et Mutant,  ne sont pourtant pas moins importants que le troisième, ils constituent même les deux poumons du film. 

MUTANT

Mutant, bien évidemment comme le sont les tortues baignées dans une substance chimique inconnue et se mettant à grandir et à parler. Mais mutant comme le film lui-même, aussi hybride que ses batraciens masqués. Les Tortues Ninja version 1990 possède la patine du cinéma d’action US des années quatre-vingt, avec son cortège de répliques fulgurantes (encore plus en version française), ses combats musclés et sa vision désormais historique d’un New York nocturne au bitume trempé abritant des gangs interlopes, digne des plus grand polars urbains (jusqu’à l’incontournable scène d’agression dans le métro). Vingt-cinq ans plus tard, les Tortues Ninja a presque valeur de documentaire sur cette époque, tant les signes culturels du moment y sont figurés : skateboard, jeux d’arcade, graffs, hip-hop.
Co-produit par la firme chinoise Golden Harvest — « Raymond Chow présente » —, le film est également innervé d’influences hongkongaises, notamment dans la chorégraphie des combats. En cela, il préfigure le cinéma d’action américain des années quatre-vingt-dix.
Ninja oblige, le Japon est très présent. L’affrontement originel entre Splinter et Shredder est placé sous le signe de la période féodale nippone. Mais le film porte aussi des références européennes, comme le montre les prénoms des tortues, Michelangelo, Donatello, Raphael et Leonardo, hommage aux célèbres peintres de la Renaissance.
Ce syncrétisme culturel est désigné littéralement par le magasin d’antiquités au-dessus duquel vit la journaliste April. Un magasin d’antiquité, c’est un lieu où les reliques du passé se retrouvent quels que soient leurs âges et leur origines. Une pièce européenne de deux siècles peut côtoyer un objet asiatique de trois. Le temps se contracte, l’Asie et l’Europe ne sont plus séparées par des milliers de kilomètres. Géographie et temporalité se confondent dans un espace unique. Le magasin est au rez-de-chaussée, et l’affrontement final aura lieu sur les toits, la ligne droite du temps étant joliment représentée par cette échelle verticale.
Pour réaliser cette œuvre mutante, embrassant passé et présent, l’Orient et l’Occident, culture classique et culture moderne, Steve Barron était le cinéaste idéal. Les créatures hybrides sont au cœur de ses réalisations puisque se seront succédé devant sa caméra : Michael Jackson dans le fameux clip de Billie Jean, un ordinateur amoureux et trop collant dans l’irrésistible Electric Dreams et un pantin de bois prenant vie dans Pinocchio

TEENAGE

L’enfance est l’autre grand sujet des Tortues. Il est intéressant de voir que l’influence du roman de Carlo Collodi est déjà présente, six ans avant la réalisation de Pinocchio, à travers Danny l’adolescent, fils du rédacteur en chef d’April. Danny est un ado mal dans sa peau (pléonasme), cherchant à prendre le large du giron familial. Comme le petit Pinocchio, il abandonnera son Gepetto de père pour rejoindre l’Ile des plaisirs de Shredder, un hangar entièrement voué à l’amusement où le méchant recueille les adolescents en mal de vivre afin leur offrir un cocon protecteur pour mieux les embrigader ensuite dans son armée. Les Tortues Ninja est un film sur l’adolescence, période de mutation par excellence. Si Les Tortues est un film léger, il n’en prend pas moins très au sérieux cette thématique. Nos tortues sont des adolescents avec les problèmes propres à l’adolescence. Raphael est le personnage mélancolique du groupe, cherchant à trouver sa personnalité propre, quitte à se fâcher avec ses compagnons, et il sera même victime, après la mort (supposée) de son maître, d’une dépression qui le laisse endormi pendant une bonne partie du métrage. La sortie de l’adolescence concerne aussi le personnage de Casey Jones, ce justicier autoproclamé (Kick Ass vingt ans avant l’heure) affublé d’un masque de hockey et cherchant à faire régner la justice dans la ville. C’est encore un grand enfant mal dégrossi, même s’il a visiblement largement dépassé l’âge de la majorité.
Les Tortues Ninja est un récit d’apprentissage où des adolescents doivent apprendre à surmonter leurs maux : solitude, besoin d’affirmation, nécessité de se sortir du monde adulte pour fabriquer son propre espace. Mais le fait d’avoir grandi n’est pas forcément synonyme de résignation. Tout le monde gagne quelque chose. Raphael peut retrouver son groupe parce qu’il a acquis une autonomie propre, Casey Jones emporte la fille en ayant prouvé qu’il pouvait aussi se comporter de façon adulte, Danny a ouvert les yeux de son père sur ses souffrances. 

Tout cela se termine sur une note joyeuse. Le dernier mot prononcé est un cri de guerre farfelu, ouvrant vers de nouvelles aventures : COWABUNGA !