Jim Henson et Steve Barron sur le tournage |
TORTUES GENIALES
A l’origine, les
Tortues Ninja est un comic book américain créé par Kevin Eastman et Peter
Laird, envisagé comme une aventure unique. Conçu comme une parodie des bandes-dessinées
de super-héros, ce premier épisode était à la fois humoristique et brutal. Son
succès fulgurant incita les auteurs à poursuivre leur œuvre, qui s’orienta très
vite vers une dimension plus familiale, orientation accélérée par le succès de
la série animée produite dans la foulée. Le premier film conserve pourtant
l’esprit pulp de l’épisode
inaugural.
Son titre original, comme celui de la bd, est Teenage Mutant Ninja Turtles. Le
français ne permettant pas l’accumulation d’adjectifs aussi facilement que
l’anglais, deux sur trois ont été supprimés. Ces deux adjectifs-là, Teenage et Mutant, ne sont pourtant pas
moins importants que le troisième, ils constituent même les deux poumons du
film.
MUTANT
Mutant, bien évidemment comme le sont les tortues baignées dans
une substance chimique inconnue et se mettant à grandir et à parler. Mais
mutant comme le film lui-même, aussi hybride que ses batraciens masqués. Les Tortues Ninja version 1990 possède
la patine du cinéma d’action US des années quatre-vingt, avec son cortège de
répliques fulgurantes (encore plus en version française), ses combats musclés
et sa vision désormais historique d’un New York nocturne au bitume trempé
abritant des gangs interlopes, digne des plus grand polars urbains (jusqu’à l’incontournable
scène d’agression dans le métro). Vingt-cinq ans plus tard, les Tortues Ninja a presque valeur de
documentaire sur cette époque, tant les signes culturels du moment y sont
figurés : skateboard, jeux d’arcade, graffs, hip-hop.
Co-produit par la firme chinoise Golden Harvest —
« Raymond Chow présente » —, le film est également innervé
d’influences hongkongaises, notamment dans la chorégraphie des combats. En
cela, il préfigure le cinéma d’action américain des années quatre-vingt-dix.
Ninja oblige, le Japon est très présent.
L’affrontement originel entre Splinter et Shredder est placé sous le signe de
la période féodale nippone. Mais le film porte aussi des références
européennes, comme le montre les prénoms des tortues, Michelangelo, Donatello,
Raphael et Leonardo, hommage aux
célèbres peintres de la Renaissance.
Ce syncrétisme culturel est désigné littéralement par le
magasin d’antiquités au-dessus duquel vit la journaliste April. Un magasin
d’antiquité, c’est un lieu où les reliques du passé se retrouvent quels que
soient leurs âges et leur origines. Une pièce européenne de deux siècles peut
côtoyer un objet asiatique de trois. Le temps se contracte, l’Asie et l’Europe
ne sont plus séparées par des milliers de kilomètres. Géographie et temporalité
se confondent dans un espace unique. Le magasin est au rez-de-chaussée, et
l’affrontement final aura lieu sur les toits, la ligne droite du temps étant
joliment représentée par cette échelle verticale.
Pour réaliser cette œuvre mutante, embrassant passé et présent, l’Orient et l’Occident,
culture classique et culture moderne, Steve Barron était le cinéaste idéal. Les
créatures hybrides sont au cœur de ses réalisations puisque se seront succédé
devant sa caméra : Michael Jackson dans le fameux clip de Billie Jean, un ordinateur amoureux et
trop collant dans l’irrésistible Electric
Dreams et un pantin de bois prenant vie dans Pinocchio.
TEENAGE
L’enfance est l’autre grand sujet des Tortues. Il est intéressant de voir que
l’influence du roman de Carlo Collodi est déjà présente, six ans avant la
réalisation de Pinocchio, à travers
Danny l’adolescent, fils du rédacteur en chef d’April. Danny est un ado mal
dans sa peau (pléonasme), cherchant à prendre le large du giron familial. Comme
le petit Pinocchio, il abandonnera son Gepetto de père pour rejoindre l’Ile des
plaisirs de Shredder, un hangar entièrement voué à l’amusement où le méchant
recueille les adolescents en mal de vivre afin leur offrir un cocon protecteur
pour mieux les embrigader ensuite dans son armée. Les Tortues Ninja est un film sur l’adolescence, période de mutation par excellence. Si Les Tortues est un film léger, il n’en
prend pas moins très au sérieux cette thématique. Nos tortues sont des
adolescents avec les problèmes propres à l’adolescence. Raphael est le
personnage mélancolique du groupe, cherchant à trouver sa personnalité propre,
quitte à se fâcher avec ses compagnons, et il sera même victime, après la mort
(supposée) de son maître, d’une dépression qui le laisse endormi pendant une
bonne partie du métrage. La sortie de l’adolescence concerne aussi le
personnage de Casey Jones, ce justicier autoproclamé (Kick Ass vingt ans avant l’heure) affublé d’un masque de hockey et
cherchant à faire régner la justice dans la ville. C’est encore un grand enfant
mal dégrossi, même s’il a visiblement largement dépassé l’âge de la majorité.
Les Tortues Ninja est un récit d’apprentissage où des adolescents doivent
apprendre à surmonter leurs maux : solitude, besoin d’affirmation,
nécessité de se sortir du monde adulte pour fabriquer son propre espace. Mais
le fait d’avoir grandi n’est pas forcément synonyme de résignation. Tout le
monde gagne quelque chose. Raphael peut retrouver son groupe parce qu’il a
acquis une autonomie propre, Casey Jones emporte la fille en ayant prouvé qu’il
pouvait aussi se comporter de façon
adulte, Danny a ouvert les yeux de son père sur ses souffrances.
Tout cela se termine sur une note joyeuse. Le dernier mot
prononcé est un cri de guerre farfelu, ouvrant vers de nouvelles
aventures : COWABUNGA !